Выбрать главу

— Ne regrettez rien : je sais, j’étais là.

— Alors vous auriez dû m’interrompre tout de suite. C’est étrange que je ne vous y aie pas remarqué. Servez-vous de sucre, sinon il ne fondra plus. Vous voyez, nous sommes tous deux distraits. Dans ce cas, vous étiez présent aussi pendant l’échange de vues. Je pense que si les gens ont autant de plaisir à échanger leurs vues, c’est justement parce qu’ils n’en ont pas. Mais oui : quand on possède quelque chose, on ne s’en sépare pas si facilement.

— Tiens, voilà qui aurait pu donner matière à une déclaration d’auteur. Ce dont, si je me souviens bien, vous avez refusé de vous acquitter.

— Oui, mais mes freins psychiques ne fonctionnent pas assez bien. Je me suis mis à parler lorsqu’il n’y avait plus d’oreilles autour de moi, si l’on excepte toutefois une paire colmatée avec du coton et dissimulée par le col relevé d’un manteau. Je n’avais pu les éviter : une forme complexe, composée d’un corps étroit, d’une pelisse large et d’un paquet de livres sous le coude, s’était coincée dans les quatre battants de l’entrée. Je suis venu à son aide.

— Mille mercis, a dit le vieillard, vous allez où ?

Me souvenant que cet ex-critique décrépit était fort prolixe et qu’il allait à droite, je l’ai salué :

— À gauche.

— Moi aussi.

Il avait déménagé. Rien à faire. Essayant de cacher mon dépit, j’ai ralenti et nous avons progressé côte à côte, à pas lents et graves, comme derrière un corbillard. Vous connaissez certainement ce vieux casse-pieds : moustaches grises pendant autour d’une bouche rythmée de tics qui expulse sans cesse de nouvelles grappes de mots. En son temps, il a écrit ses Revues critiques, Encore quelques remarques au sujet de…, Sur la question des…, mais les écrivains qu’il a critiqués sont morts depuis longtemps, et le cimetière n’a que faire d’Encore quelques remarques.

— Pour résumer les discussions qui se sont tenues aujourd’hui concernant cette petite histoire que vous avez eu la bonté de nous lire… mmoui, histoire, mâchonna l’ex-critique, traînant des pieds sur la neige, il faut retracer votre… généalogie littéraire, disons, et remonter premièrement, jusqu’à Leskov et ses « apocryphismes », deuxièmement jusqu’à Edgar Poe, pour le fantastique, troisièmement et quatrièmement… Mais non, ce n’est pas ça. Pour vous analyser, il faut abandonner les livres sur leurs rayonnages et évoquer un seul et unique nom.

— Plus précisément ?

— Saül Sbuth.

— Comment ?

— Je parle de Saül Sbuth. Vous souriez ? Dans ce cas, vous êtes bien plus gai que votre histoire. Je ne sais pourquoi, mais elle m’a rappelé les paroles de Sbuth, disant qu’il existe un monde où du côté soleil…

Je saisis le bras du vieillard, et le paquet de livres serré sous son coude tomba dans la neige, interrompant la citation. Stupéfait, je restai debout, immobile, pendant que mon compagnon, geignant et toussant, ramassait ses livres épars.

— Donc vous aussi, vous connaissez le vendeur de système philosophique ?

— Nous y voilà. D’abord on dit « quoi » et « qui », et après « vous aussi vous le connaissez ». Tout le monde connaît Saül Sbuth, mais l’avouer n’est dans l’intérêt de personne. Vous dites qu’il vend un système. Eh bien, ça veut donc dire qu’il en a un.

Quelque peu déconcerté, je me suis hâté de raconter à l’ex-critique comment j’avais acquis un aphorisme pour une assiette de soupe. Je n’eus aucun mal à susciter les souvenirs du vieillard. Nous marchions, nous nous arrêtions, et le paquet de livres, menaçant de glisser, passait du coude gauche sous le droit et inversement. L’essentiel de ce que me révéla le critique peut être ainsi résumé…

Ils avaient fait connaissance neuf ans auparavant, à la bibliothèque publique, devant le comptoir où l’on retire les livres. C’était l’époque où nous lisions sans enlever nos gants, en imprégnant les textes de notre souffle glacé. Le long des tables, la toile militaire raide et le drap usé, et de temps en temps le tapement des pieds qui gelaient. Le bibliothécaire, glissant silencieusement dans ses bottes de feutre, avait disparu parmi les livres. Il fallut l’attendre. Jetant l’œil par-dessus l’épaule de son voisin, le critique aperçut sa fiche qui patientait au bout de ses doigts : « Nom, prénom : Sbuth, Saül. Tit. de l’ouv. dem. : Description pour l’édification des navigateurs des naufrages les plus mémorables depuis… » ; mais les bottes de feutre du bibliothécaire refirent surface, la fiche sauta d’une main à l’autre et le critique ne put achever sa lecture. Il travaillait alors, me rappela-t-il, sur son article Encore quelques remarques sur les destinées de l’intelligentsia russe. Les chaises du spécialiste des destins et de celui des naufrages se retrouvèrent côte à côte. Encore quelques remarques était pratiquement terminé : il ne restait plus qu’à faire quelques corrections sur le manuscrit et à y ajouter une épigraphe. Ayant dûment fouillé les sources, l’auteur était sur le point d’intercaler sa trouvaille entre titre et texte lorsqu’il entendit soudain, au-dessus de son oreille :

— Rayez. Ça ne va pas. Voilà cinquante ans déjà que cette phrase ne sort pas des épigraphes. Laissez-la se reposer. Je vous en prêterai une autre, toute neuve, jamais tracée par aucune plume. Notez.

Vous imaginez le regard stupéfait que notre respectable ex-critique lança à ce conseiller impromptu : il remerciait beaucoup le camarade de son obligeance, mais le camarade qui avait regardé par-dessus son épaule devrait savoir qu’on ne pouvait discuter d’épigraphes sans avoir lu le texte auquel…

Sbuth l’interrompit :

— Oui, je n’ai pu lire que la fin du titre… lligentsia russe. Mais êtes-vous sûr que vos lecteurs voudront en savoir plus ? D’autant plus que j’ai un avantage sur eux : l’auteur est devant moi, en personne, et je note : un membre de l’intelligentsia parle des membres de l’intelligentsia. C’est clair, il n’y a ici qu’une seule et unique épigraphe possible, vous ne pouvez vous manquer. De toute façon, ça n’a pas d’importance. Pour ce qui est de regarder par-dessus l’épaule, vous m’excuserez, mais nous sommes quittes. N’est-ce pas ?

Et Sbuth fit claquer ses naufrages, se leva et se dirigea vers la sortie.

L’ex-critique ne crut pas nécessaire de revenir sur les émotions et les motifs qui le poussèrent, après un temps d’arrêt, à la décision suivante : rattraper l’épigraphe. Bien sûr, il fallait respecter les convenances, ne pas montrer trop de curiosité, mais simplement, avec un sourire un peu condescendant : « Au fait, et votre… enfin, comment disiez-vous déjà… »

Ce à quoi le critique intrigué s’employa certainement avec plus ou moins de désinvolture.

Il retrouva Sbuth dans le vestibule, arrêté par une bande molletière débandée. Retirant une épingle de sûreté de sa bouche, celui-ci répondit, sans se redresser :

— Si mon épigraphe vous paraît grossière, c’est qu’elle ne vient pas d’une étagère à livres. C’est un couplet que j’ai noté dans le train. Quel est votre titre complet ? Les destinées de l’intelligentsia russe ? Alors voilà, que dites-vous de :