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— Attendez. Deux mots seulement. Vous allez négliger l’essentiel : tout cela concerne ceux qui sont de l’autre côté de cette mer ; chez nous, les schémas n’ont rien à craindre des bras, et les bras, des schémas : il suffit de réduire la journée de travail (et c’est ce que vise le socialisme), et le conflit sera réglé, supprimé. Car on peut même forcer une machine à démachiniser la vie et à donner aux têtes le temps qu’elle a retiré aux bras. En schématisant la théorie des schémas, vous avez oublié que l’homme concret, qui n’a rien de schématique, a non seulement des bras attachés aux épaules, mais quelque chose qui est posé dessus. Un éclair ! Partez vite.

— Oui. Voilà qu’un orage nous sépare. Peut-être est-ce mieux ainsi, car…

— Il pleut des cordes. Vous allez être trempé…

— … car si penser, c’est converser avec soi-même, alors ce qui vient de se passer entre nous, c’est une conversation entre deux conversations. Il en va toujours ainsi : pour parler avec soi-même, il faut tourner le dos à l’objet de la discussion, c’est-à-dire au monde, mais quand c’est avec autrui qu’on parle, on se détourne de soi, bon gré mal gré. Il faut choisir. Et pour l’avenir, j’ai choisi. Holà, l’orage se déchaîne. Adieu.

1931

LA VOIE LATÉRALE

Le staccato du train scandait la route. Une casquette pendue à un clou, visière en bas, oscillait de droite à gauche, secouant ses tempes de toile comme pour chasser une migraine. Quantine ouvrit sa serviette et sortit un journal. Mais le filament de charbon qui rougeoyait au plafond éclairait tout juste assez pour l’empêcher de dormir. Les petits caractères grisâtres répugnaient à former des mots. Quantine replia son journal et approcha le visage de la vitre : les silhouettes voûtées des pins ouvraient leurs branches noires pour se protéger de la lumière, puis disparaissaient dans la nuit. Il frissonna : l’air qui soufflait de la fenêtre, ou bien la fièvre. Il essaya de poser la tête sur sa serviette et de se couvrir les jambes de son manteau. Mais les manches entraînaient le tissu court et glissant vers le sol, et le bois dur vibrait sous son épaule. Mieux valait se relever. Il n’y en avait plus pour longtemps. La locomotive hurla d’une voix rauque et poitrinaire, et se tut. « Un cri d’égaré », pensa Quantine, appuyé sur un coude. La casquette oscillait toujours sur son clou, mais un peu plus lentement, plus pensivement, comme si des yeux étaient cachés dessous. « Et si l’on imaginait un pays, un monde, où les idées collatérales, qui vivent en bordure de crâne, viendraient de temps à autre faire un tour dans les chapeaux, sous leurs revers de cuir, comme ça, en voisines ; des petites idées de rien du tout, dont la pensée ne remarquerait même pas l’absence quand elles seraient passées de la tête à la coiffe ; et alors… » le train s’arrêta mollement, comme si s’étaient heurtés, au lieu des tampons, deux oreillers de plume, « … et alors (probablement un sémaphore)… non, fausse route, bifurquons. Si l’on supposait que notre cerveau en couvre un autre, comme un chapeau une tête, et que le second, celui qui, au fond, réfléchit vraiment, soulève poliment ma pensée chaque fois qu’il croise… » Mais une ombre s’abattit, telle un sémaphore, suivie d’un murmure ouaté :

— Vos songes, s’il vous plaît.

Quantine leva la tête. Sous la visière du contrôleur, une barbe rousse barrée d’un sourire :

— Veuillez présenter vos rêves, je vous prie.

Sans comprendre – réagissant au rythme, non au sens –, Quantine sortit son billet de sa poche :

— Ceci ?

La pince poinçonna le carton et regagna la paume ; dessous, le rond bleu de la lanterne – et dans les trous du billet, comme dans de minuscules fenêtres, flottaient les fils emmêlés des rayons de lumière – points, lignes, contours multicolores. Quantine cligna les yeux pour mieux voir, mais les petites fenêtres bondirent à leur tour dans la main, la lanterne bleue se détourna et, dans la barbe, un sourire :

— Dépêchez-vous. Ne restez pas éveillé, vous allez rater la correspondance.

Quantine voulut demander : Pour où, et que viennent faire ici les songes ? Mais le dos du contrôleur s’était déjà glissé par la porte et, de voiture en voiture, derrière les cloisons, résonnait un joyeux : « Vos rêves, s’il vous plaît. »

Il n’y avait pas le choix. Quantine se leva et se dirigea vers la sortie. Ses jambes lui parurent légères et cotonneuses, sa serviette sous le bras, molle et élastique, comme un oreiller battu pour la nuit. Un marchepied. Sous ses semelles, la terre tiède. Un peu plus loin, un autre train. Quantine avança dans l’obscurité vers la colonne d’étincelles qui jaillissait de la locomotive haletante. Elle s’élevait, projetée en un feu irisé, puis retombait en s’éteignant. Sa lueur révélait les contours de la cheminée : un vieil entonnoir, un cratère lunaire porté par un tuyau tordu datant de l’époque de Stephenson, du temps où les trains apprenaient tout juste à avancer, en poussant du piston l’espace qui somnolait entre les rails. Et les wagons : toits bas, marches articulées, comme il ne s’en fait plus depuis longtemps. « Une voie latérale, pensa Quantine, un vieux tortillard rouillé, un sarcophage sur roues, pourvu qu’on s’en sorte. » Mais l’œil bleu de la lanterne glissait déjà le long du toit sombre et bas. Un coup de sifflet strident comme un cri de grillon transperça les ténèbres. Quantine trébucha sur la marche, se rattrapa à la poignée et sauta dans le wagon. Les tampons claquèrent dans un bruit de timbales, le train s’ébranla. Les fenêtres frottèrent lentement l’air. La vieille locomotive avançait dans la nuit, crachotant sa vapeur et traînant ses savates. Peu à peu, les roues prirent de la vitesse, les rails se déroulèrent tel du fil qui se dévide de bobines tournant à toute allure. Les ressorts déformés des wagons gémissaient en passant sur les joints, l’air déchiré par la locomotive soufflait par toutes les fissures. Le train avait devancé la nuit et glissait déjà dans la lumière bleue de l’aube qui brandissait derrière lui angles et courbes confondus par la vitesse. Quantine parvint à appuyer la main contre la paroi qui s’échappait et tira la languette de cuir ; la vitre glissa avec un petit sifflement. Un vent doux, humide et tropical, le frappa au visage. Dans le ciel teinté d’azur, des arbres aux formes étranges se serraient çà et là sur les collines et faisaient onduler leurs troncs nus et écaillés, couronnés par de gigantesques feuilles vertes. « Des palmiers », la pensée vint, avec la brise, lui caresser le front. Quantine ne parvenait pas à comprendre : comment cela, des saules des marais, des bouleaux frissonnants, des conifères hérissés, et voilà soudain que… Mais le train avait visiblement une demi-pensée, un demi-tour de roue d’avance sur la logique. Et puis il y avait ce vent chaud, comme un coup d’aile sur l’âme. Dans les nuées d’étincelles de la cheminée, passaient des volées d’oiseaux bigarrés, dont les cris et craquements retentirent à l’oreille ; par la fenêtre ouverte entrait tantôt le grondement d’un éboulis lointain, tantôt un bruissement de cordes arraché par le vent à une table d’harmonie invisible ; une senteur d’herbes mystérieuses, amère et épicée, envahissait les narines ; un papillon fut soudain porté dans le compartiment par une bouffée d’air bleu et battit de ses petites ailes froissées au-dessus du filet à bagages. Quantine le reconnut : un Urania Ripheus, une espèce tropicale qui ne franchit jamais le vingtième parallèle. La page ouverte d’un ouvrage d’entomologie et ses planches colorées surgit dans sa mémoire puis repartit se cacher sous la reliure. Quantine s’aperçut que le train ralentissait. Les parois échauffées du wagon continuaient par inertie à bringuebaler, mais les grincements des ressorts se faisaient plus graves et plus espacés, les formes dans l’encadrement de la fenêtre plus lentes et plus précises ; les roues passant sur les joints résonnèrent sous l’arche d’un pont. Le claquement d’un aiguillage, un long sifflement, comme un fil qui se rompt, le soupir asthmatique puis le cri de la locomotive, et les marches des wagons dépliées au-dessus du sol. Quantine récupéra sa serviette qui était tombée, regarda autour de lui et descendit sur le quai. Le long des murs de verre, tout était désert, silencieux. « Aurais-je été le seul passager ? » se dit-il, interloqué, examinant une nouvelle fois les alentours. Personne. Pas une âme. Pas l’ombre d’une âme. Seul, en l’air, un doigt tendu montrait le chemin. Quantine avança, avec la sensation d’un énorme ongle laqué bleu pointé dans le dos. La lumière était trop claire pour le crépuscule et trop trouble pour le jour. Le voyageur solitaire chercha des yeux une horloge : mais les chiffres et les aiguilles, cachés sous un auvent, étaient enveloppés dans le crêpe noir de la nuit, et il ne put distinguer l’heure. Les murs se resserraient, formant un couloir. L’homme fit encore une fois des yeux le tour du lieu désert et suivit les parois. Tout d’abord, il n’y eut rien, que l’alignement des dalles et le martèlement des pas ; puis une lueur filtra tout au bout du tunnel. « Pas trop tôt. » Quantine hâta le pas et vit, sous la voûte de pierre, une grande affiche en papier. Il suffisait de lever les yeux pour lire :