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! TOUS UNIS POUR L’INDUSTRIE LOURDE DES SONGES LOURDS !

Deux points d’exclamation, pareils à des massues, montaient la garde de part et d’autre du slogan. « Mieux vaudrait rebrousser chemin » – mais le silence qui s’était refermé derrière lui le poussait en avant. Son cœur battait plus vite et plus fort, tandis que son pas devenait plus silencieux, plus lent. Soudain, ce fut la fin du tunnel. Quantine se retrouva en haut d’un escalier qui menait sur une grande place. Au-dessus, au lieu de la voûte de pierre, le ciel bleu, où flottaient d’étranges masses grises aux contours fluides et changeants, et des groupes de gens qui s’affairaient parmi les cordages et les filets fins comme des toiles d’araignées qu’ils jetaient en l’air. Ils travaillaient en silence, absorbés par leur tâche.

Les cordes, lancées comme des lassos, allaient s’entortiller autour des masses nébuleuses qui arrivaient sur la place. Celles qui tentaient de fuir en prenant de la hauteur étaient ainsi attrapées et traînées à terre par des centaines de bras, pareilles à des baleines prises au harpon, roulant leurs dos morts dans l’écume des vagues. Quantine ne saisit pas tout de suite. Ce n’est que lorsqu’une des formes captives s’échappa d’un filet, s’envola par-dessus les toits, emportée par le vent et disparut en faisant onduler sa silhouette transparente et duveteuse, qu’il comprit : ils pêchaient les nuages, qui venaient des montagnes en bancs serrés.

Quantine descendit les marches et fit le tour de la place pour éviter le flot. L’industrie tournait à plein rendement, yeux et bras étaient au travail, et personne ne fit attention au nouveau venu qui se dirigeait prudemment, sa serviette sous le bras, vers la nasse des rues de la ville.

Au début, Quantine se cognait aux ressauts et aux angles des maisons, puis la nuit perdit de sa noirceur, couleurs et lignes devinrent plus claires, plus nettes. Une rue large, couverte de branchages, s’ouvrit devant lui. Habillée d’ombres et de la lumière d’un soleil à peine voilé, elle l’invitait à continuer. Il faisait jour, mais les fenêtres se dissimulaient derrière les jalousies et les plis des rideaux. Çà et là, des gens étaient assis sur des bancs, un doux tapis d’ombre à leurs pieds. De rares piétons passaient sans hâte. L’un d’eux, le visage caché par les bords larges d’un chapeau, lui frôla l’épaule. Il avait le souffle long, coupé de brèves inspirations, comme un homme profondément endormi. Quantine allait lui emboîter le pas quand quelque chose retint son attention : devant un poteau télégraphique, un homme attachait à ses pieds de lourds crampons métalliques. Ses vêtements étaient un peu étranges pour un simple réparateur de fils électriques : frac élégant, gilet blanc et chaussures vernies, enfoncées dans des demi-cercles de fer. À côté de lui, au lieu d’une boîte à outils, des partitions. Quantine s’attarda pour l’observer. La dernière sangle attachée, l’homme en frac planta dans le poteau un crampon, puis grimpa lentement vers les fils, une cheville après l’autre. Quelques personnes, figées sur les bancs, levèrent la tête. Deux ou trois passants s’arrêtèrent. Une manchette surgit au-dessus des cordes parallèles du télégraphe et un arpège métallique retentit dans la rue. Les jalousies attendaient, leurs paupières vertes à peine entrebâillées. Le musicien agita dans le vide les petites ailes de son frac et se mit à chanter :

Ladies and gentlemen, songeuses et songés,

Le soleil n’est qu’un sou tombé d’un sac troué ;

Dans la fente du soir il s’est glissé soudain.

Voici que de nouveau de palmiers rêve le pin.

La vie n’est qu’ombre,

Envol des ans dans le néant du Léthé,

S’endormir-mourir : « Tout pouvoir aux poètes. »

Un accord sourd résonna dans les fils télégraphiques, de poteau en poteau. L’artiste salua les jalousies qui s’étaient refermées et redescendit.

De nouveau, la rue était figée et muette. Pour rompre le silence, ne fût-ce qu’avec le bruit de ses pas, Quantine se remit en marche.

Soudain, d’une porte obscure surgit une silhouette noire et alerte qui sautillait sur le trottoir, passant de l’ombre à la lumière. Relevant sa longue soutane qui traînait par terre, la forme tourna son nez pointu à droite et à gauche et disparut, comme aspirée entre deux maisons. Ce visage aux traits de gravure, ce front qu’encadrait une coiffe aux angles droits et aux plis tombant jusqu’aux épaules, étaient étrangement familiers et dégageaient une odeur putride de vieux livres rongés par les vers. Quantine hâta le pas et se lança à sa poursuite. Une ruelle. Déserte, sous une double rangée d’ombres, elle filait droit puis bifurquait. Quantine s’élança et aperçut le dos noir qui tournait au coin de la rue, et l’angle du coude qui pointait sous le vêtement. Talonnée par la mémoire et par l’homme, la silhouette pressa le pas. Mais les enjambées du poursuivant étaient plus longues et plus puissantes. La soutane, plis faiblissants, voleta de mur en mur, puis, souris rattrapée par les griffes, elle se retourna, nez aiguisé, babines retroussées : au-dessus du col, le cou, plein de haine et de peur, était traversé par une fissure sanglante, étroite comme une lame, de la pomme d’Adam jusqu’à la nuque. « More », s’écria Quantine, et il s’arrêta brusquement, comme si le nom l’avait fait trébucher. Sans perdre un instant, Thomas More se précipita vers des marches qui descendaient dans une cave. N’entendant plus le bruit des pas derrière lui, il se retourna de nouveau et regarda l’étranger. Son doigt desséché se dressa en point d’exclamation et les fils minces de ses lèvres s’animèrent :