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— Conseil utile en matière d’hygiène : ne pas porter trop longtemps la tête sur les épaules. Qu’on lui fasse subir d’abord la pensée, puis la hache. Ainsi seront-ils quittes. La tête et le chef, j’entends.

Quantine n’eut pas le temps d’ouvrir la bouche que les portes de la cave s’étaient refermées. Il s’approcha et vit une vieille enseigne, pesante, au-dessus des marches vides. Ses lettres à moitié dévorées par la rouille disaient :

LIVRAISON D’UTOPIES EN GROS. SOCIÉTÉ FONDÉE EN…

Le temps avait usé les chiffres au point de les rendre illisibles.

« Si c’est lui le responsable des exportations de socialisme utopique, alors là… » Quantine avait déjà baissé le pied vers la marche suivante quand un bruit soudain l’arrêta : droit sur lui, suivant les méandres de la ruelle, venait un chœur de tintements de verre, un bruit de bulles gonflant, puis éclatant, les gargouillis et les sifflements joyeux d’un orchestre qui jouait faux. Une minute passa, et à travers le chant du verre, il perçut un piétinement régulier ; la hampe d’un drapeau apparut au tournant, et enfin la procession tout entière. Quantine vit d’abord le slogan qui flottait sur les perches : Gloire aux endormis, puis les gens qui suivaient d’un pas tout aussi ondoyant. L’orchestre avançait en une masse brouillonne, comme des feuilles poussées par le vent ; dressés vers le haut, des flacons de verre sans fond sortaient des bouches des musiciens ; leurs joues bouffies d’air soufflaient une marche sonore dans la brume ivre et ruisselante des bulles qui éclataient. Devant les embouchures de verre qui ne désemplissaient pas, les nez pourpres étaient en érection, tumescents de désir. La procession avançait, agrippant les murs de ses cent paumes et perdant parfois des membres, comme un mille-pattes long et visqueux qui s’insinue dans les fentes étroites et humides.

Pendant quelques minutes, Quantine suivit la procession avec une curiosité dégoûtée, se disant qu’elle empruntait les passages les plus étroits parce qu’elle pouvait ainsi solliciter l’aide des murs ; puis les petits caractères d’une affichette collée sur une pierre retinrent son attention et, du même coup, ses pas. Sur un ton de réclame, tout en gardant une certaine retenue, elle vantait les avantages du « sommeil lourd ». Le visiteur, qui avait déjà eu l’occasion de rencontrer ce thème, déchiffra attentivement, ligne après ligne, les lettres incrustées dans le mur : « La supériorité de l’industrie lourde des cauchemars sur l’industrie légère – les songes dits agréables, tissés de fil d’or dans le canevas des fibrilles du cerveau – tient principalement au fait que les premiers sont produits et vendus avec la garantie qu’ils se produiront ; ainsi fournissons-nous à nos acheteurs des songes “clé en main”. Un rêve léger ne supporte pas le contact avec la réalité, ses images s’usent encore plus vite que des chaussettes à un fil, alors qu’un cauchemar bien pesant, tout simple, mais de bonne qualité, s’assimile facilement à la vie. Un songe que rien n’appesantit disparaît comme une goutte d’eau dans le sable, tandis qu’une vision dotée de dureté et de ténacité laisse, quand elle s’évapore au soleil, sa trace sur la voûte de la fameuse caverne de Platon : les dépôts s’accumulent et forment peu à peu de longues stalactites en aiguille. »

« En termes plus modernes, commençait le paragraphe suivant, les cauchemars fabriqués par notre firme créent peu à peu, par pression sur le cerveau, une sorte de plafond moral menaçant à chaque instant de s’effondrer : certains clients, semblerait-il, appellent cela l’histoire universelle. Cependant, en matière de cauchemars, l’important n’est pas la terminologie, mais leur résistance, leur profondeur et leur capacité à générer la dépression, ainsi que leur accessibilité au plus grand nombre. Et ceci n’est possible que s’ils sont destinés à une consommation de masse, à toutes les époques et à toutes les classes sociales, à un usage nocturne comme diurne, au clair de lune comme à la lumière du soleil, aux yeux fermés comme ouverts. » Quantine voulut continuer, mais le bas de la feuille avait été déchiré, probablement par un des ivrognes de la troupe. Il s’arracha à sa lecture et tendit l’oreille : l’hymne des endormis résonnait au loin, à peine audible. Craignant de perdre son chemin, il repartit en direction des sons. Soudain, il se retrouva devant deux passages étroits. Droite ou gauche ? Quantine en prit un au hasard et s’aperçut rapidement qu’il s’était trompé. La ruelle, arquant ses côtes de pierre, l’entraînait loin du tintamarre. Les fentes branchiales des jalousies avaient cédé la place aux panneaux hermétiques des volets. En admettant qu’une onde sonore se fût fourvoyée jusque-là, elle aurait pris la fuite, aurait retenu ses volutes pour ne pas frôler le moindre tympan. Quantine avançait, docile, un pied devant l’autre. Pas un croisement, pas une âme. La fatigue envahissait ses muscles, et son sang de plus en plus lourd lui battait aux tempes.

Brusquement, derrière le tournant, un bruit léger, mais net. Quantine secoua la fatigue de son cerveau comme la poussière d’un chapeau et s’élança avec avidité. Une porte était grande ouverte sur la rue. Au pied des marches – une charrette. Des hommes montaient et descendaient les escaliers en silence, chargeant le caisson en forme de berceau de ballots gonflés qui s’entassaient mollement. Quantine comprit du premier coup d’œil : c’étaient des oreillers, bien dodus, à quatre pointes, ventres de plume collés les uns aux autres. Il se rapprocha. Un homme au tablier vert, la pipe à la bouche, desserrait de temps à autre les dents pour donner de courtes instructions, tandis que la montagne d’oreillers s’élevait rapidement. À la vue de l’étranger, il se retourna et lui planta sa pipe sous le nez :

— Eh oui, monsieur, quand on livre des rêves, pas question de fermer l’œil. Nous travaillons. Sans repos. Un oreiller bien révisé, c’est l’outil de production onirique de millions de chevets. Il suffit d’effleurer la plume cachée dans la taie… là. Vous voyez ?

L’homme s’essuya la main à son tablier et l’appliqua sur un des ballots. Et aussitôt, une petite fumée légère et colorée s’éleva lentement entre ses doigts, formant des nuages flous et tremblants. L’autre main de l’artisan plongea sous son tablier et l’œil transparent et globuleux d’une loupe surgit devant Quantine.

— Vous verrez mieux avec ceci.

Clignant les yeux, il distinguait maintenant à travers le verre des images qui s’élevaient des oreillers pressés par la paume : hommes, arbres, spirales tournoyantes, corps et vêtements flottants ; on eût dit que dans l’air coloré qui vibrait au-dessus de la main s’étaient ouvertes, comme autant de petites fenêtres, des myriades de mondes fluants et entremêlés.

L’artisan retira la loupe.

— Voilà. Qu’y a-t-il dans ces ballots ? De minuscules êtres de plume, une aile déchirée, un envol éclaté. Enfermées dans l’oreiller, ces petites ailetés se débattent, tentent de se libérer, de prendre de la hauteur. En vain : leurs efforts tendent le tissu, jusqu’à ce qu’un cerveau vienne se poser sur cet envol atomisé, et c’est alors que…