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Quant à la propension des crânes humains à fréquenter les oreillers, elle est parfaitement naturelle : l’oreiller et le cerveau sont en quelque sorte cousins. En effet, qu’y a-t-il dans une boîte crânienne ? Une substance blanchâtre, poreuse et duveteuse, enveloppée dans trois taies. (Vos savants les appellent des membranes.) Oui, j’affirme que chaque dormeur a toujours dans la tête un oreiller de plus qu’il ne croit. Pas de fausse modestie ! Allez, hue !

L’interjection s’adressait, bien sûr, à la charrette. Celle-ci fit tourner paresseusement ses moyeux, ballottant sur ses ressorts les piles d’oreillers révisés. Quantine voulut la suivre et leva son chapeau, mais l’homme au tablier vert le retint :

— Venez un instant. Attention à la marche. Bien. Maintenant, je vais vous montrer notre dernier modèle, somnifera ultima, un oreiller clandestin.

Il tira sur une corde, une cloison de l’entrepôt s’abaissa et surgit un flot noir de serviettes rebondies et bondissantes.

La main de l’artisan en saisit une par l’une de ses pointes tendues :

— Tenez : le réflexin, un produit haut de gamme. Mais je vois que vous en avez déjà un. Ah, je reconnais là notre marque. Voilà. Une taie de cuir noir, bourrée de chiffres, de projets, de graphiques, de bilans et de perspectives. Je vous le dis, c’est un grand progrès par rapport au traversin traditionnel de nos ancêtres. Nul besoin de matelas, de lumière éteinte, et ainsi de suite. Ni même de fermer les paupières. Il suffit de fourrer ce machin sous votre coude et, sans même passer de la verticale à l’horizontale, yeux ouverts, en plein jour, vous plongez dans le plus profond sommeil : vous rêvez que vous êtes un chef, un homme important, un personnage public, un inventeur de nouveaux systèmes – et l’oreiller-serviette, bouffant sous votre bras, vous emmène de rêves en rêves. Et gonflent aussi le foie, c’est-à-dire l’ambition, et le cerveau : il se tend, les dernières circonvolutions et replis s’estompent, il devient lisse et vide de toute pensée, comme un coussin bien rebondi. Voilà, monsieur. Il est vrai que nous n’en sommes qu’aux premiers essais. Mais les résultats sont si concluants qu’on peut sans risque prédire dès maintenant qu’en matière de berçage, l’avenir de l’humanité est dans le porte-documents !

En sortant de l’entrepôt, Quantine remarqua que l’air bleu de la rue était un peu plus foncé, plus sombre. Il regarda alentour et poursuivit sa route. Bientôt, la rue étroite déboucha, tel un ruisseau dans un lac, sur une place ronde bordée de façades abruptes. L’œil de Quantine fut tout de suite attiré par son centre, où se trouvait un talus : sous les rameaux transparents d’une fontaine, un épais massif de pavots ; leurs lèvres grandes ouvertes, humides et rouges, exhalaient un parfum épicé d’opium. Tout autour, des bancs, sur lesquels se serraient des silhouettes penchées en avant. Visages cachés dans les mains, têtes roulant sur les épaules ; bras pendants, bouches ouvertes, tendues vers les bouches pourpres des fleurs.

Quantine ralentit le pas et s’approcha. L’odeur piquante passa directement du nez au cerveau. Attiré par les taches écarlates, il voulut faire encore un pas, quand une main lui saisit le coude. Un homme en veste rouge coquelicot, les pupilles dilatées, l’avertit en souriant :

— Interdit aux étrangers. Allez-vous-en.

— Je ne comprends pas…

— Comprendre… c’est rigoureusement interdit. Les rêves aussi ont le droit de rêver. N’est-ce pas ? Allez-vous-en.

Mais juste à ce moment-là, une brise fit osciller les tiges des pavots, leurs exhalaisons frappèrent Quantine au cerveau avant qu’il n’eût pu faire un pas en arrière : le pollen, emporté par le vent, s’éleva en un nuage diaphane au-dessus du sol. Au contact de l’air, il prit forme et consistance ; son bord inférieur toucha terre, et Quantine, stupéfait, distingua un pied nu aux doigts fins ; suivirent les genoux et les courbes des hanches. Quelques flocons voletaient encore autour du corps féminin qui venait d’apparaître, mais un dernier souffle les dispersa et la figure, poussée par le vent, se mit à avancer. Craignant qu’elle ne lui échappe des yeux, Quantine la suivit en retenant sa respiration. La femme allait sans se retourner, flottant lentement le long des portes closes, comme le brouillard au bas d’une falaise. Il pressa le pas, en s’efforçant de ne pas faire de bruit. Il était déjà près d’elle, lui frôlait l’épaule de son haleine, quand une porte s’ouvrit soudain avec fracas. Un courant d’air frappa brutalement le corps de la vision qui se déforma et se recroquevilla ; il vit un instant son visage renversé – les affres de l’agonie –, les bras écartés et la poitrine qui disparaissait. Avant même que Quantine pût se lancer à son secours, il n’y avait déjà plus rien que le vide.

La porte qui avait tué le fantôme était restée ouverte, comme pour l’inviter à entrer. Quantine leva la tête – une inscription en lettres noires la surmontait :

COURS DU SOIR DE VISIONS NOCTURNES.

Il pénétra à l’intérieur. L’escalier en colimaçon était désert ; quelque part derrière les murs résonnait une voix monotone, s’interrompant de temps à autre. Les cours avaient commencé. Les marches menaient à une galerie vide et sombre. Quantine s’approcha de la rampe et regarda en bas. Une chaire, haute et imposante. Au-dessus, un rond de lumière blafarde, pareille à celle des tubes de Crookes, éclairait un crâne chauve à la peau suante, renvoyant les reflets, renflé sur la nuque. Tendu vers une dizaine de fronts attentifs, il se balançait, en martelant doctement ses mots :

— Ainsi donc, tout est clair maintenant, pour nous comme pour eux : le moment est venu pour le royaume des songes de passer à l’attaque. Jusqu’à présent, nous avons été contraints de rester tapis entre deux éveils, dans les synapses, dans les fissures obscures, dans un misérable tiers de la vie. Ce tiers, que leur soleil a si généreusement daigné nous accorder, ne vaut pas tripette. Il est grand temps que têtes et oreillers changent de place. Jusqu’ici, pendant je ne sais combien de millénaires, leurs bouches ont ronflé sur nos oreillers, mais maintenant, c’est à nous de les faire râler en les étouffant dessous. C’est une image, bien sûr, rien de plus. Mais il est temps d’en finir. L’heure a sonné. Nos nuits qui sont légion ont accumulé suffisamment de rêves pour affronter l’armée des faits, l’attaquer et la mettre en déroute. L’offensive se déroule comme suit : nous prendrons la réalité en tenailles, la réduirons sur les deux flancs, et de « réalité » nous ne laisserons que « lit ». Autant dire, nous tondrons à ras les rayons du soleil, après l’avoir préalablement endormi, comme Samson l’avait été autrefois. Les hommes sont bien loin de soupçonner ce que trament les cauchemars !

Jusque-là, nous nous sommes contentés de partir en reconnaissance et d’esquisser une lutte entre têtes et chevets. D’un coup de ténèbres, nous renversons et écrasons l’ennemi, mais pour quelques petites heures seulement. Car chaque fois que le soleil se lève, repoussés par des millions d’yeux ouverts, nous devons battre en retraite, nous retirer dans la nuit. Notre adversaire est puissant – rien ne sert de le nier – il connaît l’art des insomnies inspirées, il possède un œil perçant, l’esprit d’initiative et le don d’imitation. N’est-ce pas nous qui lui avons appris à attaquer un homme couché ?

Mais la situation s’est brusquement retournée en notre faveur. Pascal, déjà, avait su établir une nette séparation entre le monde de la réalité et celui des rêves. La réalité, affirmait-il, est stable, tandis que les songes sont incertains et trompeurs ; si un homme voyait toujours la même chose en rêve, et se réveillait chaque fois parmi de nouvelles personnes et dans un lieu différent, alors la réalité lui semblerait un rêve et le rêve aurait toutes les apparences de la réalité.