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C’est on ne peut plus clair… Mais il est tout aussi clair, pour eux comme pour nous, que depuis l’époque de Pascal, la réalité a perdu de sa stabilité et de son immuabilité, et que les événements de ces dernières années l’ont chavirée, comme la vague le navire ; presque tous les jours, la presse matinale alimente nos réveils de nouvelles réalités ; quant aux rêves… N’avons-nous pas d’ores et déjà réussi à les unifier, n’avons-nous pas inspiré à l’humanité le plus doux des rêves, partagé par des millions de têtes – le rêve de la fraternité, l’unique rêve de l’unification ? Les drapeaux coquelicot flottent au-dessus des foules. La réalité résiste, mais la vie clandestine qui a fait surface ne craint pas la chaleur de ses soleils. Car les yeux des dormeurs sont protégés par le bouclier des paupières. L’utopie d’hier est la science d’aujourd’hui. Nous briserons les faits. Nous écraserons leur statu quo : vous les verrez partir en déroute. Si les « je » se révoltent contre les « nous », nous les mettrons à genoux, nous les précipiterons dans les puits, avec les cauchemars, où ils toucheront le fond. Nous tacherons de noir le soleil, nous plongerons le monde entier dans un sommeil immuable, éternel. Nous endormirons l’idée même de l’éveil, et si celui-ci proteste, nous lui crèverons les yeux.

Le crâne nu de l’orateur se pencha vers les fronts qui se tendirent :

— À cette heure où la nuit progresse en silence, où les oreilles de nos ennemis sont enfoncées dans les oreillers, je puis dévoiler un secret. Écoutez : lorsque le réel sera enfin vaincu, qu’il aura perdu et la vue et la force, qu’il sera pris dans les rets de rêves perpétuels, nous accomplirons notre grand dessein, celui que nous nourrissons depuis toujours, nous…

La voix du conférencier, toujours aussi nette, parut tout à coup étouffée par une sourdine. Quantine pencha le buste en avant pour se rapprocher du flot de mots, et appuya les coudes sur la rambarde de la galerie. Fasciné par le discours, il en oublia sa serviette : le cuir bourré de papiers, soudain libéré de l’étreinte du bras, glissa, décrivit un arc de cercle, heurta l’abat-jour, rebondit sur le bord de la chaire, fit un tour sur lui-même et atterrit avec fracas. La lampe se balança d’un mur à l’autre. Le bras tendu de l’orateur s’immobilisa. Tous les fronts se levèrent :

— Un intrus. Un espion. Arrêtez-le !

Quantine comprit : pas une seconde à perdre. Ses muscles lui déchirèrent le corps. Frappant de ses semelles l’escalier en colimaçon, il entendait les voix se précipiter pour l’intercepter : « Fermez toutes les issues », « Fouillez la galerie », « Plus vite ». Au risque de basculer dans le vide, il enjamba la rampe et se laissa glisser jusqu’en bas, devançant la horde qui le talonnait, puis il bondit dans la rue. À cent pas de là, tout au plus, un croisement. Brisant sa trajectoire, il s’engouffra sous une porte basse : une cour ; une autre porte ; encore le polygone d’une cour ; la rue. Par bonheur, le passage avait une autre issue. Quantine ralentit le pas, et seule sa respiration continuait à courir, à petits bonds haletants. Hasardant un regard, il vit que la ville changeait de costume, troquant le bleu ciel contre le noir des vêtements de travail de nuit. Sous les arcs des réverbères penchés sur la rue, des bobines transparentes tournaient, déroulant les fils noirs et diaphanes des ténèbres. Les rayons d’obscurité emplissaient peu à peu l’espace, et les réverbères à peine visibles ressemblaient à des seiches effrayées crachant leur encre. Voilà qui tombait à pic pour « l’espion » tout juste échappé du piège. Ce mot résonna soudain à l’oreille de Quantine, déclic, mot de passe pour la réalité ou, plus encore, slogan qui donnait leur sens aux peurs, aux errances et aux dangers, ici, dans le dédale des rues de la ville qui exportait les rêves. « Un espion ! » articula-t-il sans bruit, sentant à ces mots se mêler un sourire – le premier à naître sur ses lèvres, ici, entre les murs étroits de cette fabrique de cauchemars ; les syllabes battaient au rythme de son cœur. Oui, il allait espionner et suivre tous les méandres de leurs projets, il allait détruire, dût-il en mourir, ces millions de fils noirs entrelacés, stopper ces bobines infernales qui déroulaient la nuit. « Un savant allemand, je crois, a dit : “Ah, si le jour savait combien la nuit est profonde.” Eh bien, il va le savoir. Même s’il faut aller au fond de l’abîme. Ne prenez pas la peine de vous retourner dans votre tombe, Herr. Sinon, je ne mériterait pas d’être l’espion du jour ! »

Et soudain, il se représenta – ici, dans la ville noire de la nuit – son propre monde, inondé de lumière : les champs ondoyants, leurs rais jaune d’or tendus vers les épis dorés du soleil ; la poussière grise dansant dans les rayons des roues ; les pentes vives des toits et les couleurs des vêtements se mélangeant sur les places, comme sur des palettes géantes ; le rose des joues, les rubans rouges des slogans au-dessus de la foule ondulante, et ensuite les yeux, les yeux traversés d’arcs-en-ciel, clignant gaiement au soleil entre leurs petites rides, tandis qu’ici… Quantine sentit des spasmes lui serrer la gorge et il crispa les poings.

L’obscurité – qui réveille hiboux et chauves-souris – avait bouleversé la ville figée. Les rues, il y a peu aussi mortes que les allées d’un cimetière, étaient maintenant le théâtre d’une animation croissante. Les jalousies étaient remontées, révélant les trous noirs des fenêtres. Çà et là, derrière leurs battants ouverts, une lumière trouble et lugubre s’altérait et mourait. Les portes battaient comme les ailes d’oiseaux de nuit prenant leur envol et déversaient dans les rues des silhouettes pressées.

De toute évidence, l’heure des travaux nocturnes approchait et les préparateurs de visions, les fabricants de cauchemars et les expéditeurs de fantômes se hâtaient à leur poste. Leurs formes voûtées et silencieuses s’insinuaient par les fentes des portes, s’enfonçaient sous terre, descendaient dans les caves. Une porte était restée entrouverte. Nul n’entrait ni ne sortait. Quantine se retourna pour voir s’il était suivi, puis glissa la tête à l’intérieur : une cour longue, où s’alignait une rangée de puits ronds, aux ouvertures obstruées par d’énormes bouchons coniques ; de loin, ils évoquaient des couvercles d’encriers géants. Autour d’un des puits, quelques silhouettes s’activaient, tantôt baissées, tantôt redressées. Le cône tournait lentement sous la pression des épaules, ouvrant progressivement le goulot du puits aux cauchemars. Encore un tour et… Quantine entendit des pas derrière lui. Vite, il traversa la rue et poursuivit sa route, choisissant les passages les plus sombres. La demi-fenêtre d’un sous-sol brillait plus vivement que les autres. Derrière la grille, une musique douce jouait, comme étouffée par la terre. En se penchant, on pouvait voir les vrilles tenaces d’une plante qui grimpait du rebord de la fenêtre vers le trottoir, et le mouvement d’un archet qui allait et venait, piquant l’air du long fil de la mélodie. Il la reconnut dès les premières notes : c’était ce chant qui se perdait et revenait dans les nervures des ruelles, le chant des fils télégraphiques :

« MOURIR-S’ENDORMIR : TOUT POUVOIR AUX POÈTES. »

Quantine appuya l’épaule contre le mur et écouta. Il ne comprenait pas : était-il triste, ou juste fatigué ? Soudain, quelque chose lui frôla la main. Il la retira. Puis, de nouveau, le frôlement, à peine perceptible. Quantine pencha la tête vers la fenêtre : les petites griffes velues du lierre lui touchaient la main et lui disaient humblement : Sans paroles, sans paroles, sans paroles.

Quantine parcourut la rue du regard. Tout au bout, une arche immense se détachait. Il se dirigea droit sur elle.

Une suite de petits feux qui brillaient en passant sous la voûte et de longs sifflets étouffés… une gare. Son attention se tendit comme un élastique. Enfin ! Il allait voir les quais où les songes étaient expédiés. Observer le chargement de cauchemars, le transit des visions dans leur emballage de nuit, bref, toute la technique d’exportation des fantômes.