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Un instant plus tard, l’ossature légère de l’arche flottait au-dessus de lui et, à ses pieds, s’étendait un sol de verre qui descendait en une douce pente miroitante où se reflétaient les poutrelles entrecroisées, le mouvement des coudes et des dos avançant autour de lui, et les points bleus des étoiles. Pour ne pas glisser, Quantine marchait pas à pas, freinant l’élan qui l’entraînait dans la descente. Soudain, sa main tendue rencontra… le vide. Oui, ce n’était que de l’air, du vide aux contours flous, mais qui résistait à ses poussées et l’empêchait d’avancer.

— Faites donc attention, que diable – la main d’un homme en blouse grise se posa sur la sienne – vous allez nous réduire tous nos buts en miettes. Un si beau lot de buts dans la vie ! Étiquetés éthique. Et vous tapez dedans comme dans un sac de sable.

— C’est sûr – renchérit une voix derrière son dos – c’est de la marchandise pour connaisseurs. Un but, tout le monde ne peut pas se l’offrir.

Quantine obéit à la poigne ferme et forte et contourna le sac de vide comprimé. Ses yeux en quête d’explication s’arrêtèrent sur des lettres fixées au-dessus d’une petite porte basse et triste :

BUREAU DE L’INVISIBLE.

Son expérience aidant, il comprit : les songes, comme le voleur de la parabole, viennent sans être vus, se glissent sous le front en évitant les yeux, et ce n’est qu’une fois en sécurité dans la boîte crânienne, installés dans le cerveau, qu’ils quittent leur manteau d’invisible.

Et en effet, sous les voûtes gigantesques de la gare, on ne voyait rien qu’une rangée de dos inclinés, coudes pointés et épaules contractées, qui poussaient le vide dans le vide. C’était un spectacle assez étrange, qui emmenait les pensées loin des rampes de la gare, vers celles des théâtres, mais lorsque Quantine baissa la tête, il eut peine à retenir un cri : l’étendue miroitante du sol renvoyait des myriades de formes fantasques, d’éclats et d’étincelles ; manifestement, ledit bureau, en habillant d’invisible la marchandise, lui laissait cependant la faculté de se refléter. Quantine aurait aimé détourner les yeux du flot coloré qui l’entourait, mais il devait surmonter sa peur et regarder de plus en plus souvent à ses pieds. La pente argentée du sol vitreux – au départ, à peine sensible –, pressait ses pas, devenait de plus en plus rude. Les semelles, comme des skis sur une piste enneigée, passaient de la marche à la course et de la course à la glisse. Et rien pour se retenir : dessous, le flot de reflets, autour, le vide et les songes. Les blouses des travailleurs se firent rares. Le flux multicolore accéléra. Quantine se retrouva hors de la gare, sans avoir compris comment. Sondant des yeux le vide, il distingua une silhouette. Elle montait vers lui, s’appuyant de temps à autre sur les mains et traînait péniblement la jambe gauche. Dévalant la pente à toute vitesse, Quantine attrapa le boiteux par l’épaule, manquant de faucher sa bonne jambe.

— Soleil et damnation ! jura l’homme, levant un visage effrayé, de la couleur de sa blouse grise. D’abord, ma ventouse droite qui tombe au fond de l’abîme. Et maintenant, te voilà. Que le soleil t’emporte ! Lâche-moi.

Mais Quantine, renversé par un coup de coude, réussit à s’accrocher à la jambe pendante de l’ouvrier et vit sous son pied droit une semelle en cloche, semblable au bout de caoutchouc des flèches pour pistolets à ressort ; le pied, collé par le vide à la paroi, retenait à grand-peine les deux corps qui s’agrippaient de peur l’un à l’autre.

— Lâche-moi.

L’ouvrier fit un effort pour se libérer, mais les doigts de Quantine remontaient le long de sa jambe ; il était parvenu à attraper le bout de la blouse, quand il reçut soudain un coup – entre les yeux ; sa main s’ouvrit, lâchant prise.

Il n’y avait plus d’espoir maintenant. Il glissait, de plus en plus vite, et avec lui, le long de la pente miroitante, des foules de reflets bigarrés. La vitesse était telle qu’il ne pouvait distinguer les contours : le tourbillon aveuglant des taches se précipitait avec lui dans le vide. Il voulut crier, mais le vent lui emplissait la bouche. Par intermittences, il voyait, sur la pente chauffée à blanc, son propre reflet déchiré par la chute. Un paquet invisible lui heurta la nuque. Il descendait toujours. Et soudain, devant, comme un barrage en travers du flot argenté, un mur, une masse de pierre immobile, qui se rapprochait à toute vitesse de son corps projeté en avant comme une bûche dans le tourbillon d’une cascade. Une fraction de seconde, il vit sa tête s’écraser contre la pierre et sa cervelle gicler. Le mur grandissait et grossissait, avançant sans bruit vers le choc. Mieux valait ne pas voir. Fermer bien fort les paupières et… Quelque chose de clair et tranchant, comme une lame de couteau se glissant sous un couvercle, décolla ses paupières ; elles cédèrent à la pression, s’ouvrirent, et la lumière vive du jour inonda ses pupilles.

Devant ses yeux, à un mètre, la cloison jaune du wagon. Au-dessus, les mailles des filets à bagages. Quantine leva la tête et, clignant les paupières, regarda autour. Le train ne bougeait pas. Dans le couloir, le dos d’un porteur plié sous le poids d’un paquet, derrière la fenêtre poussiéreuse, l’auvent de verre familier de la gare de Moscou. S’appuyant d’une main sur la banquette, il hésitait encore à entrer dans le jour.

Bon. Il posa les pieds par terre et tendit le bras vers sa serviette. Ça alors ! Sa main heurta le bois : pas de serviette, ni au chevet ni près de la cloison. Et soudain, un éclair dans sa mémoire : la galerie crépusculaire, la lumière bleue, le bras tendu du chauve, le rectangle noir de la serviette qui tombe. Puis, le manège fit encore un tour, et virevoltèrent les images de la nuit.

— Porteur ?

Quantine sursauta et leva la tête. Un tablier, une plaque et au-dessus – un visage gai, tout en taches de rousseur et gouttes de sueur.

— Voilà votre serviette qui s’est enfuie. Regardez jusqu’où elle est partie – le porteur se pencha, dégagea la serviette coincée derrière les pieds de la banquette et essuya la poussière avec son tablier –, vous n’avez rien de plus lourd, que je vous le porte ?

— Merci, marmonna Quantine, je me débrouillerai. Il resta assis, la serviette sur les genoux. Le dos du porteur disparut derrière la cloison. Le wagon était vide. Dehors, des petits coups, comme frappés doucement par un marteau, erraient de jante en jante, le long du train immobile. Quantine posa la main sur sa serviette et appuya avec précaution : entre ses doigts, de l’air. Et rien d’autre. Il se leva brusquement et se dirigea vers la sortie. Sur les marches du wagon s’attardait un paquet lourd et ficelé, qui traînait paresseusement ses coins cabossés. « Et pourtant, pensa Quantine, si la carte de la nuit veut l’emporter sur celle du jour, elle n’a qu’une solution, c’est déjouer le temps, prendre de vitesse le clin de l’œil. »

1927-1928

1 Danilov : étudiant moscovite qui commit, le 12 janvier 1866, alors que les premiers chapitres de Crime et Châtiment étaient sous presse, un crime analogue à celui du héros, Raskolnikov, en tuant un usurier, Popov, et sa servante. [N.D.T.]

2 Roudine, Lejnev et Pigassov sont des personnages du roman Roudine de Tourguéniev ; Bazarov est le héros du roman Père et Fils, du même auteur. [N.D.T.]

3 Ferdychtchenko : personnage du roman L’Idiot de Dostoïevski. [N.D.T.]

4 Moltchaline : personnage de la pièce Le Malheur d’avoir trop d’esprit de Griboïedov. [N.D.T.]

5 En allemand, l’absence. [N.D.E.]