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Parfois, je m’assois sur une pierre et je sanglote :

Personne ne m’épouse, mais tout le monde me tripote.

Sa bande molletière épinglée, Sbuth se redressa :

— De toute façon, votre thème est si bien élevé qu’il ne permettra certainement pas à son épigraphe de se conduire aussi grossièrement. Non ?

L’historiographe de l’intelligentsia dut faire une grimace aigre. Cependant, la politesse l’obligeait à ne pas tourner le dos tout de suite, mais à faire preuve de magnanimité en soumettant les questions suivantes : « Sur quoi travaillez-vous ? », « Quel est votre centre d’intérêt ? », auxquelles Sbuth répondit laconiquement :

— Vous.

— C’est-à-dire ?

— Mais oui : vous, les critiques. Et je vous préviens que, pour moi, la question de savoir comment la critique survient chez le critique est évincée par un problème plus délicat : comment le critique lui-même arrive-t-il à se glisser dans l’existence, par quelle ruse ce passager sans billet…

— Mais permettez, peut-être…

— Rien du tout… « Être » n’est malheureusement pas de mise pour parler du critique littéraire.

Le vieillard n’avait plus qu’à baisser les bras, mais Saül Sbuth poursuivit :

— L’un des membres de votre confrérie, le plus sincère d’entre eux, je veux parler de Hennequin, n’eut-il pas l’imprudence de le reconnaître ? « Une œuvre d’art n’émeut que ceux dont elle est le signe. » Ouvrez La Critique scientifique : c’est dedans, mot pour mot. Mais une œuvre d’art raconte la vie de ses personnages. Si on autorise un personnage à entrer sans billet dans la vie, si on lui donne le droit de descendre de la bibliothèque et la clef de l’existence, il devra – et ce sans nul doute – pendant son séjour parmi nous faire de la critique, et rien que de la critique. Pourquoi ? Au moins pour la seule raison qu’il est celui d’entre nous qui s’intéresse le plus à sa propre destinée, car il doit dissimuler sa non-existence, non-existence qui, vous l’avouerez, est plus compromettante encore qu’une ascendance aristocratique. Et voilà que cet être, qui est moins réel que l’encre avec laquelle il écrit, se lance dans l’autocritique, tente par tous les moyens de prouver son alibi vis-à-vis du livre : je n’y étais pas, dit-il, je n’ai aucune substance littéraire, l’auteur n’est pas en mesure de forcer les lecteurs à croire en moi comme on croit à un personnage qui est là, dans le livre, parce que je ne suis pas un personnage et que je ne suis pas dans un livre ; je suis ici, comme vous tous, chers lecteurs, parmi vous, de ce côté-ci de la bibliothèque, et j’écris moi-même des livres, de vrais livres, comme une vraie personne. Il n’empêche que le critique, au moment de recopier au propre la fin de cette dernière tirade, barre toujours le « je » et le remplace par « nous » (« Comme nous l’avons écrit dans notre article », « Nous constatons avec satisfaction ») ; c’est tout à fait normal et compréhensible : un être qui a mal assimilé sa propre identité fait mieux d’éviter la première personne du singulier. Quoi qu’il en soit, les personnages qui habitent un livre, tout comme nous autres nos planètes, peuvent être soit croyants, soit athées. C’est évident. Je veux dire – poursuivit Sbuth avec flamme, sans laisser son interlocuteur placer un mot – que les personnages ne se transforment pas tous, loin de là, en critiques (sinon, autant mourir !), non, ceux qui le deviennent sont ceux qui nient l’existence de leur auteur, c’est-à-dire les athées, à l’échelle du livre, bien sûr. Ils ne veulent pas être l’invention d’un quelconque inventeur et se vengent de lui comme ils peuvent, en prouvant, avec force conviction, que ce n’est pas l’auteur qui pense ses personnages, mais que ce sont eux, les personnages, qui pensent les auteurs. Vous me direz que j’ai pris ça chez Feuerbach ; mais je ne nie pas l’érudition des critiques, seulement leur existence.

Ici l’ex-critique, voulant tout de même faire montre d’un semblant d’existence, prit sa propre défense et celle de ses semblables. Le vieillard me répéta mot pour mot son objection courroucée. Mais puisque seul Sbuth vous intéresse, je ne vous citerai qu’un argument, consistant à dire que cette théorie n’avait de sens qu’aux dépens… du bon sens.

Il se trouva que Saül Sbuth, malgré l’étrange reflet qui errait dans ses yeux, n’avait rien contre le bon sens. Il apaisa un peu la colère de son interlocuteur en expliquant que, bien entendu, les personnages ne sauraient exister en dehors des livres, mais qu’en revanche la psychologie « personnagesque », l’impression que sa propre existence est le fruit d’une création, était un fait réel, scientifiquement établi. Si le fameux étudiant Danilov[1] avait su, lorsqu’il fomentait son meurtre, que le scénario de son crime avait déjà été écrit deux ans auparavant par Dostoïevski, il est fort possible… qu’il eût décidé de commencer par l’auteur lui-même. Mais Danilov n’avait vraisemblablement pas lu Crime et Châtiment, tandis que le critique, lui, est un être qui lit par profession, qui lit jusqu’à se prendre lui-même en flagrant délit dans le livre. Et c’est là que commence sa carrière. Car si les personnages ne se transforment pas en personnes, celles-ci, à l’inverse, deviennent fréquemment des personnages, c’est-à-dire qu’elles servent de matière aux personnes qui en imaginent d’autres. Les Roudine, Lejnev, Bazarov, Pigassov[2] de Tourguéniev sont marquants justement parce qu’ils sont authentifiés par la vie, sinon sous forme de doubles, du moins sous celle d’approximations ; et tout naturellement, l’homme imaginaire va marquer en premier lieu celui qu’on eût dit bien réel, non imaginaire, et qui, trouvant dans un livre son reflet, se sent supplanté et dédoublé. Le sentiment de double offense qu’éprouve cet homme est inacceptable : comment ça, moi, être réel, non imaginaire, il me reste dix ou vingt ans et c’est le néant, six pieds sous terre, alors que cette espèce de « presque-moi » fictif et irréel, continuera sans fin à vivre, comme si de rien n’était ? Mais le plus intolérable pour lui, c’est l’idée que quelqu’un, un vulgaire auteur, l’a conçu comme un problème d’arithmétique et, pire encore, qu’il a trouvé la solution cherchée en vain pendant toute une vie, qu’il a deviné son existence sans même le connaître et a insinué sa plume dans ses pensées les plus intimes, qu’il se cachait à lui-même. Il lui faut donc sur-le-champ réfuter, réhabiliter. Sur-le-champ. Ceux que l’on appelle les « héros négatifs » doivent y mettre une hâte toute particulière : Tourguéniev fut critiqué essentiellement par les Pigassov, Dostoïevski par les Ferdychtchenko[3], et c’est dans les traités des Moltchaline[4] que Griboïedov est le plus souvent cité.

La théorie entamait ses dernières conclusions, mais le vieux critique préféra les éviter et leur couper la route d’une question :

— L’annulation de l’existence des critiques ne conduit-elle pas à une valorisation excessive des écrivains, à une sorte de démiurgisation d’hommes semblables aux autres ? Bref, y aurait-il un je-ne-sais-quoi mystique qui distinguerait le créateur de culture et ses consommateurs ?

La réponse de Sbuth fut triste et laconique :

— L’honnêteté. Seule.

Et, sans doute en réponse au bond que firent les sourcils de son interlocuteur, il expliqua, toujours avec la même tristesse :

— Mais oui. Ne vous est-il jamais venu à l’idée que le soleil brillait à crédit ? Il prête ses rayons, tous les jours et à tout un chacun, il se laisse déposséder par des millions de pupilles, pensant avoir affaire à des débiteurs honnêtes. En fait, la terre grouille de pique-lumières. Prendre, thésauriser, s’éblouir et cligner des yeux sous cape, voilà tout ce qu’ils savent faire. Lorsqu’ils pillent avidement les gisements de reflets, de sons, de rayons, ils sont loin de penser à rembourser, en touches de peinture, en lettres, en tons, en chiffres. Personne n’ose regarder le soleil en face ; serait-ce parce que les débiteurs du soleil n’ont pas la conscience bien tranquille ? Bien entendu, tout restituer, jusqu’à la dernière étincelle, est bien au-dessus de nos forces. Mais rendre, dans la mesure du possible, ne serait-ce que du cuivre pour cet or, qu’un petit quelque chose pour cette totalité, est le devoir absolu de tous ceux qui refusent d’être les voleurs de leur propre existence. Le talent, c’est l’honnêteté élémentaire du « moi » envers le « non-moi », le règlement de la note présentée par le soleil : avec la peinture de sa palette, le peintre paie les couleurs des choses ; avec des harmonies, le musicien rembourse le chaos de sons offerts aux arcades de Corti ; le philosophe, lui, s’acquitte du monde en le contemplant. En effet, le mot to talanton signifie : la balance. Et un talent accompli, c’est un équilibre permanent entre ce que donne l’extérieur et ce qui est rendu par l’intérieur, une oscillation constante des plateaux soupesant ce qui vient du dehors et ce qui y retourne, le « à moi » et le « moi ». Et pour cette raison – Sbuth continuait de torturer son interlocuteur –, ce n’est ni un privilège, ni un don du ciel, mais le devoir de toute personne chauffée et éclairée par le soleil, et ceux qui se dérobent à l’obligation d’avoir du talent sont des gens métaphysiquement malhonnêtes, espèce dont la terre pullule, soit dit en passant.