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— Que lui avez-vous répondu ?

— « Adieu. » Permettez-moi de vous le dire à vous aussi. Je suis arrivé.

L’ex-critique pénétra dans une entrée sombre et, du doigt, chercha à tâtons la sonnette sur le mur. Comme on ne se pressait pas pour lui ouvrir, je pus lui demander :

— Vous êtes-vous revus ?

— Oui. Deux ou trois fois.

— Vous avez prolongé votre discussion sur la critique ?

— Non. Avec Sbuth, on ne prolonge jamais rien. C’est à chaque fois une autre question, un autre homme.

— Plus précisément ?

— À vrai dire, je ne me souviens plus. Une fois, il me démontra qu’au lieu de faire breveter des médicaments contre les maux de dents et le rhume, la science ferait mieux d’inventer des remèdes contre la mauvaise conscience. Il n’ouvre pas, le fumier, on pourrait lui briser la tête à coups de battant de cloche… Une autre fois…

Mais à ce moment-là, une lumière jaillit dans l’entrée.

— « Une autre fois », disiez-vous ?

— Je vous parlerai de cette « autre fois » une autre fois. Ha ha ! Et voilà, maintenant il va mettre cent ans à trouver les clés ! La deuxième fois, ce même Saül Sbuth me montra ses travaux sur l’idée de progrès. Un ouvrage tout à fait étrange. Dès le titre, le lecteur est confronté à… ah, voilà, enfin !

À cet instant, la porte s’ouvrit dans un grincement ; craignant que le titre ne m’échappe, je saisis le vieillard par la manche. Il tenta de se dégager, puis :

— Des avantages du tort sur le travers. En sous-titre : Livre de définitions. Lâchez-moi le bras.

Une fois chez moi, (l’heure était tardive), je me déshabillai et je fermai l’interrupteur. Mais interrompre mes pensées, éteindre ma conscience ne me fut pas donné tout de suite : dans mon cerveau qui s’assoupissait, cheminait avec précaution, de cellule en cellule, un mystérieux « personnage » qui avait dérobé la clef de la bibliothèque, y avait enfermé son inexistence compromettante et vagabondait, semblance parmi ses semblables ; sujets et prédicats d’aphorismes tristes s’assemblaient et se séparaient, changeant de partenaire au rythme d’un couplet gaillard. Et lorsqu’enfin vint le sommeil, il fut incapable de me faire oublier les impressions de cette journée.

Le lendemain, je déjeunai ici à l’heure habituelle et m’attardai une demi-heure dans l’espoir d’apercevoir le vendeur de systèmes philosophiques. Maintenant, j’étais tenté sinon d’acquérir, du moins de regarder de plus près cette vision du monde écoulée sous le manteau comme une carte postale indécente. Et puis, cette fantastique transaction pouvait de toute façon servir de prétexte à aider ce nanti au ventre creux. Mais Saül Sbuth ne vint pas. Ni ce jour-là ni les suivants. Peut-être avait-il réussi à placer sa marchandise ailleurs : je n’en sais rien, je ne lis pas la presse philosophique et je ne suis même pas sûr que nous en ayons une.

Un peu plus de quatre mois passèrent. D’abord la neige, puis les flaques, et enfin la poussière sur les dents. Un jour, c’était en début de soirée, je remontais boulevard Pretchistenski, les yeux fixés sur le dos de bronze de Gogol, quand je trébuchai sur des pieds. Ceux-ci allongeaient leurs pointes jaunes vernies sur le sable jaune de l’allée et n’avaient même pas songé à se ranger. Je regardai mon obstacle droit dans les yeux et ne pus retenir un cri :

— Sbuth ?

En réponse, un élégant feutre noir s’inclina avec retenue et les mains de l’amateur d’aphorismes restèrent là où elles étaient : dans ses poches. Je m’assis à côté de lui :

— J’aurais aimé savoir comment vous distinguez la catégorie du tort de celle du travers ? Si cela ne vous dérange pas…

Sbuth ne répondit pas.

— Peut-être votre manuscrit sera-t-il plus loquace ?

Sbuth eut un sourire attendri, puis émit un sifflement doux et long. Je le dévisageai : ses yeux décrivirent une courbe, parcourant la petite allée, puis revinrent à leur point de départ, rivés sur le bout des bottines.

— Elle a disparu, la scélérate.

— Vous voulez parler de votre œuvre ?

— Bien sûr que non.

— Mais où est donc votre Livre de définitions ?

— À la décharge.

J’eus soudain envie de lui rendre la monnaie de sa pièce :

— Les éditeurs paient parfois pour les manuscrits, mais les décharges, jamais, que je sache. Alors, d’où viennent ces bottines, et tout le reste ? Excusez la franchise de ma question. Ou peut-être avez-vous troqué votre conception du monde contre un chapeau ? Je vous écoute, vous pouvez reprendre votre litanie de réponses grossières.

— Oh non, Sbuth leva soudain les yeux vers moi et un léger sourire effleura les coins de sa bouche, mais c’est qu’une conception du monde, c’est bien plus terrible encore que la syphilis. Et il faut rendre justice aux gens, car ils prennent toutes sortes de précautions pour ne pas être atteints. Surtout par les conceptions du monde.

— Mais tout de même, qu’est-ce qui vous fait vivre, très cher Sbuth ? Je le constate avec joie : au lieu de cavités jaunes, des joues roses.

— J’ai un secret extrêmement simple pour manger à ma faim : lire les journaux en commençant non pas par la première page, mais par la dernière. Voilà de quoi couper le sifflet à votre estomac.

Oui, oui, ce n’est pas à la une qu’il faut chercher une ligne d’action, mais dans quelque annonce de bichon perdu. Vous riez ? C’est pourtant vrai. Tenez, par exemple… Dans un froissement de papier, mon interlocuteur me mit sous les yeux une page de journal marquée au crayon : « PERDU dogue, au coin de » – passons – « répondant au nom de James, je vous en supplie, récompenserai généreu… », et ainsi de suite. Ici, l’intéressant n’est bien sûr ni le dogue ni qu’il ait été perdu, mais le « je vous en supplie », profondément lyrique. En général, je ne fais pas trop confiance aux mots quand leurs auteurs sont payés ; lorsque j’ai trouvé, encore à l’époque où j’avais faim, un journal oublié sur un banc, je n’ai ralenti ma lecture qu’une fois arrivé à la page des petites annonces, pour lesquelles, comme chacun sait, les auteurs paient au lieu d’être payés ; enfin, après ces longues colonnes statufiées et grises comme l’encre qui les imprime, un « je vous en supplie » sincère, qui avait payé sa place ! Dans cette multitude de points, signes, cadres et lignes, soudain, un appel à l’aide, une véritable émotion, un sentiment qui d’ordinaire se dissimule dans des enveloppes hermétiquement scellées ; et le voilà qui s’affichait en pleine page, offert à tout preneur. Je me souviens que je me suis alors dit : « Diable, ce serait bien si tous ces messieurs qui grommellent jour après jour leurs “je vous prie de” et leurs “veuillez donc” pouvaient parfois penser aux “je vous en supplie” ! L’émotion aussi a besoin d’exercice. »