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Un plan se forma immédiatement dans ma tête. Je l’aurais probablement abandonné, si l’op. 81/a n’avait pas rencontré l’art. 62. Je veux parler du code pénal et de la sonate en mi bémol majeur de Beethoven. Vous n’êtes pas trop pressé ? Car soit on dit tout de A à Z, soit on ne dit rien.

J’avais rendez-vous un quart d’heure plus tard. Mais, me suis-je dit, un article et un op. se rencontrent moins souvent qu’un homme et une femme ; un retard de cinq ou dix minutes me sera pardonné.

Et j’ai fait signe à Sbuth : continuez.

— Il y a environ deux mois que cette idée m’est arrivée (j’écoutai Sbuth sans l’interrompre : les gens pour qui les idées remplacent les événements peuvent se permettre d’employer ce genre d’expression). Avec la venue du printemps, la musique fermée derrière les doubles vitrages des appartements parvient enfin à s’évader et à rejoindre les passants. En ces soirées de mai, mes oreilles aussi avaient besoin de nourriture. Et lorsque – c’était dans une de ces ruelles du Zamoskvoretchié –, lorsqu’une fenêtre lâcha dans l’obscurité les premières mesures d’un adagio, je suspendis mon pas comme au bord d’un précipice et j’écoutai. Le souffle rapide du rythme à deux temps fit place à une mesure à quatre temps : je reconnus alors la tristesse contenue du premier mouvement de la sonate baptisée Les Adieux par le compositeur lui-même. À ce moment-là, les cahots d’un fiacre et la voix du cocher pressant sa rosse envahirent la sonate. Quand le bruit s’éteignit au loin, la fenêtre en était déjà au deuxième mouvement : « L’absence ».

Sbuth se tut une minute, découpant en mesures – d’un geste de la main – le silence. Puis :

— Cet andante espressivo m’effraye un peu : il sait si bien créer l’absence, nous arracher aux êtres et aux choses… Encore quelques mesures, semble-t-il, et tout retour sera impossible. Ce sentiment, nous l’avons tous éprouvé, quand les roues emmènent « loin de » et que la pensée ramène « vers », quand l’espace entre le « je » et le « tu » augmente irréversiblement, et plus l’unique est proche, plus on est loin, et plus on est loin, plus on est proche. Je comprends pourquoi Beethoven, quand il a voulu transmettre à des doigts qui n’étaient pas siens la mélancolie à trois bémols de la sonate de la séparation, n’a pas pu puiser, pour la première fois de sa vie, dans les formules existantes. Car, c’est là, oui, juste au-dessus du thème des adieux qu’apparaît, comme égarée parmi des mots italiens, une indication dans sa langue maternelle : « In gehender Bewegung, doch mit Ausdruck. » Je me souviens aussi qu’à ce moment-là, un minuscule « je vous en supplie » a traversé furtivement la course de plus en plus rapide des touches, le vent montant des octaves et des tierces ; mais à cet instant les six mesures de conclusion qui ramenaient au tempo primo ont retenti et, avant même que j’aie pu saisir l’indication du début, la sonate a attaqué le troisième mouvement : le vivacissimamente m’a soudain empli les oreilles de son flot d’allégresse. C’était le célèbre « Retour », la réunion des êtres désunis. Vous vous rappelez ce balancement de triolets à la main gauche, ces mains qui se joignent, cette fébrilité des touches et des lèvres, la pédale qui revient sur les temps faibles et essouffle le piano… D’ailleurs, Stuart Mill dit avec raison : comprendre, c’est enfreindre. Le diable seul sait comment tout cela est fait, mais ce qui est sûr, c’est qu’une fois le morceau fini, je restai longtemps sous la fenêtre refermée, sans trouver le courage de dire adieu à la sonate. À cette époque, j’avais du temps libre : j’invitai la sonate à descendre des touches et flâner avec moi sur les pavés sales des ruelles du Zamoskvoretchié. En échange de l’émotion que la musique m’avait offerte, je lui proposai de l’aider à terminer ce qu’elle avait commencé. Le bonheur, expliquai-je, n’aime pas entrer au service des hommes, car ceux-ci ne lui accordent jamais de jours de congé. S’ils savaient vivre comme une sonate, en trois mouvements, glisser des séparations entre les rencontres, permettre au bonheur de s’éloigner un tant soit peu, ne serait-ce que pour quelques mesures, peut-être seraient-ils moins malheureux. En fait, ce n’est pas la musique qui est dans le temps, mais le temps qui est dans la musique. Et malgré tout, nous avons vis-à-vis de notre temps un comportement qui n’a rien de musical. La ville ignore les séparations, elle est une foule toujours unie, une musique sans pauses ; les gens y sont trop près les uns des autres pour être proches. Ces ruelles, où toi et moi, sonate, nous marchons, se bousculent en se croisant, tant elles sont à l’étroit, dans tous les sens du terme ; mais le non-toit du ciel au-dessus de nos têtes nous rappelle l’existence de vides infinis, infranchissables. Si les orbites, comme les rues, se retrouvaient aux carrefours, si les étoiles se croisaient comme les gens, elles se briseraient les unes contre les autres, et le ciel resterait sans lumière et noir. Mais non, là-haut, tout est fondé sur le principe de l’éternelle séparation. Il faut donc enfoncer le coin de l’absence dans nos existences étroites, il faut que les collectifs quittent leurs rangs serrés et se dispersent, sans quoi nous sommes perdus. Un proverbe compare la séparation au vent qui éteint une chandelle mais attise les flammes. Alors, semons le vent. Pour que disparaissent au plus vite – et le plus vite sera le mieux – toutes ces petites coulures à un sou, ces minuscules sentiments qui donnent plus de suie que de chaleur et de lumière. Celui qui ne veut pas de sa soupe tourne une fois sa cuillère, puis repousse son assiette ; mais ceux qui n’ont aucun appétit l’un pour l’autre tournent la langue sans repos, hésitant à repousser l’inutile. L’absurde « coin du feu » tombe aussi sous le coup du vent des absences : plus de salons, ni d’abat-jour, ni de tables rondes. Une série de mesures strictement appliquées : les jours impairs, disons, interdiction aux amis de se reconnaître lorsqu’ils se croisent ; suppression des fiacres à deux places en faveur de ceux à une place ; infliction d’une amende pour toute promenade en couple. Les époux se rendront visite comme on rend visite aux prisonniers ; les enfants ne parleront à leurs parents qu’au téléphone ; tarif réduit sur les transports pour les personnes abandonnant leur famille…

Saül Sbuth aurait certainement continué son énumération, si je n’avais protesté. Il m’a écouté avec attention, marquant d’un hochement de tête le rythme de mes paroles.

— Certes, certes… Cependant, les éléments ne peuvent pas ne pas être élémentaires. Je veux bien que mes réformes soient aussi mécanistes et mortes que le battement d’un métronome, mais ce n’est qu’avec un métronome que l’on peut clouer le rythme dans l’arythmie, enseigner la musique aux sourds de l’âme. Chaque détail doit donc être éclairé comme une punaise qui cherche à s’échapper. Tenez, par exemple, cette assommante ritournelle d’illusions, ce traité de non-séparation qu’est le mariage… Si l’on prend l’histoire de l’idiot qui, à la vue d’une noce, s’écrie : « Oh, mon Dieu… », je ne vois pas… l’idiot est-il vraiment celui qu’on croit ? Je n’en suis pas sûr… Vies unies ne signifie pas forcément mains unies, et la cloche d’une gare peut tout à fait remplacer celle de l’église. Sinon, on se retrouve dans une tombe à deux places. La seigneurie de Florence qui chassa Dante hors les murs, l’arrachant à sa praediletta donna, rendit un grand service à l’amour. Ce n’est qu’après avoir connu l’Enfer de l’adieu, le Purgatoire des séparations et retrouvé le pays du retour que le grand maître composa les trois cantiques de sa divine sonate, ou comédie, si vous voulez. Oh, je pourrais sans problème vous exposer les principes complexes mais élégants de la séparistique, mais ce qui m’intéresse pour l’instant, c’est l’art de la séparistique ; non pas la théorie, mais la pratique. Je vais vous raconter mes premières expériences dans le domaine…