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— Que voulez-vous ? Je ne vous dois pas un chien vaillant. Laissez-moi !

Sa voix, entrecoupée par les bondissements de son cœur, était glapissante et rauque ; un instant, son aspect ébouriffé, haillons hérissés dans le vent, a projeté dans mon cerveau l’image de Fausse. Mais l’heure n’était plus aux associations d’idées. Le cercle de badauds allait se refermer. J’ai hélé un cocher. Visiblement, Sbuth avait une préférence pour le mur collé à ses omoplates. Tant bien que mal, je l’ai arraché aux briques gelées, je l’ai poussé derrière le rideau ouvert par le cocher et les patins du traîneau nous ont charitablement tirés de cette mêlée absurde. Dix minutes plus tard, je dégelais Sbuth avec du thé préparé sur le réchaud et une chaufferette électrique posée devant ses bottines éculées jaune passé, aux bouts percés. La porte de mon bureau était bien fermée. Sbuth avalait le thé bouillant et de ses doigts qui rougissaient en se réchauffant rompait des morceaux de pain. Seule la conversation restait gelée, et les pauses s’empilaient comme les briques d’un mur en construction. Enfin, j’ai fait une tentative.

— Cher Sbuth – ai-je dit, coulant, non sans émotion, un regard dans ses yeux creusés, comme enfoncés dans son crâne – au bout du compte, quand il est question de quelqu’un qui travaille au service du mot, c’est-à-dire de la littérature, le silence n’est pas une mauvaise réponse. Mais je suis convaincu que vous, et vous seul, pouvez me proposer quelque chose de plus que le silence ou même… qu’un système philosophique. Je vous en prie, vous êtes l’unique personne à qui je n’ai pas honte de le demander : aidez-moi, je me suis enfermé dans un raisonnement difficile et…

Les yeux de mon hôte se sont brusquement détournés :

— Et m’a-t-on aidé, moi, quand j’étais enfermé ? Et pas dans un raisonnement, autant le dire ! Vous croyez peut-être que c’était une partie de plaisir ? Que les quatre lois de l’esprit plus quatre murs et des barreaux, c’est pas grand-chose ?

Cette fois, si la pause a duré, c’était de ma faute. Enfin, péniblement, j’ai rassemblé mes mots pour en jeter une poignée à travers le silence :

— Je ne voulais que vous aider à m’aider. Vous l’avez bien déjà fait une fois. Mais puisque vous vous retranchez derrière vos huit murs, puisque, pour quelque raison inconnue, je ne vous suis pas sympathique…

Sbuth, qui avait suivi avec une ironie patiente ma requête – phrase après phrase, elle s’était repliée en bon ordre – partit soudainement à l’attaque :

— « Pas sympathique » ? Oh, cela nous arrangerait bien tous les deux. Mais voilà, le problème, c’est que justement vous m’êtes sympathique, voyez-vous, extrêmement sym-pa-thique, et c’est cela qui me rebute.

— Autrefois, vous plaisantiez différemment, Sbuth.

— Oui, mais l’heure n’est plus à la plaisanterie. Humour tendre, sourire de bonté plaqué sur le visage, c’est ça, les gens sympathiques. Pour ma part, j’ai fermement décidé de couper court, une fois pour toutes, à cette honteuse petite aventure avec le sympathique, le charitable, l’humain, et autres fadaises. Rencontrer quelqu’un de bon me compromet. C’est clair ?

— Pas vraiment, je l’avoue. Que vous a-t-on fait ?

— Pure prétention ! Comprenez donc, vous qui êtes un homme sympathique, que vous et vos semblables, vous ne pourrez jamais agir pour qui que ce soit, où que ce soit ni en quoi que ce soit. Ce mot qui vous désigne, composé de sun et pathos, ne suggère en rien l’idée d’acte. Ce n’est que tout récemment que nous, non, pas vous, mais nous, les non-sympathiques, nous avons trouvé la traduction exacte de ce terme grec en russe : compatissant. Non pas que vous ne puissiez rien, citoyens sympes, bien au contraire : la science aura effacé les derniers vestiges de la notion d’« âme » depuis des milliers d’années que vous serez encore là, entre sympathiques, à « épancher vos âmes », à « raconter vos états d’âme », à vous appeler « amis », à vous rassembler « au coin du feu », ça, ça ne fait pas de doute. Pendant des siècles et des siècles, vous continuerez à prodiguer thé chaud et accueil chaleureux, à vous gargariser d’offrandes du soir – et toujours à l’aube des temps –, vous, les compatissants, vous brandirez votre préfixe pour rejoindre le coprolétariat, le co-égalitarisme, co-inégalitarisme, co… Nom de Dieu ! Vous piétinerez devant les incendies et offrirez pour les éteindre les petites larmes qui perlent de vos yeux ; pendant que les autres battront tambour, vous vous frapperez la poitrine, prêts à souffrir le martyre pour la culture en péril, pour… bref, pour le pour et non pas pour le contre. Je vous hais !

— Mais il existe aussi un autre verbe, mon bon Saül. À la première personne du singulier, il se conjugue ainsi : j’aime.

— Fadaises : si on l’inverse, aime donne mêê, tout juste bon pour des moutons, et pour ce qui est du sens, les deux se valent. C’est qu’en prison, j’ai eu le temps de penser à tout ça, sous toutes les coutures. Si le christianisme est mort, dis-je, c’est uniquement parce que le monde ne l’est pas. Oui, oui, regardez donc le rythme des quatre Évangiles. Tout repose sur l’idée que la fin du monde est proche et que le temps restant ne s’évalue pas en années, mais en mois ou en jours. La cognée est mise à la racine des arbres, malheur aux faucheurs, qui… et celui qui sera dans les champs lorsque la trompe résonnera et que le ciel se retirera comme un papyrus qu’on enroule et ainsi de suite, et… non, ne parlons pas de suite, mais de fin, la terre projetée hors de son orbite, dans la mort. Donc, si l’on admet que cet anéantissement est imminent, il est tout à fait logique d’aimer son prochain comme soi-même et c’est même la seule chose à faire. Il n’y a pas d’autre solution. Si pour moi, aujourd’hui, « tu » égale « je », alors demain… mais « demain » dissipe le christianisme comme le jour dissipe le brouillard, parce que, vous me l’accorderez, aimer son prochain comme soi-même, ça va un jour, mettons deux, mais toute sa vie et de génération en génération, deux mille ans d’affilée, c’est du nonsense psychologique. Seule une apocalypse peut arranger les affaires du christianisme. Mais je crains que même cela ne suffise plus.

On aurait pu ajouter à la parabole des vierges sages une variante sur les vierges trop sages qui économisèrent l’huile de leurs lampes jusqu’à ce que le soleil se lève et les rende inutiles. Aimer d’amour christique jour après jour, c’est comme peler une pomme de terre avec un rasoir. Sur une peau sale et rugueuse, de tels raffinements n’ont aucun sens. Pour fabriquer quelque chose de solide, caisse ou société, peu importe, il faut taper sur les clous, ou sur les gens, avec un marteau, jusqu’à tant que… Mais nous nous sommes écartés de notre thème. Car « l’homme sympathique », ce n’est pas le chrétien, l’être qui s’évertue à introduire le sermon de la montagne dans les galeries à taupes des catacombes, non, c’est l’épigone de la trentième génération, misérable survivance qui ne sait plus très bien à quoi se raccrocher : il cédera poliment sa place au paradis, mais pas dans le tramway ; il ne distribuera pas ses biens aux pauvres, mais il leur dira : « Dieu vous récompensera » ; giflez-lui la joue gauche, et il vous tendra… le droit, enfin, un article de loi… Vous me direz : c’est une caricature, il existe des milliardaires sympathiques qui sacrifient des millions à la charité, vous-même, vous faites l’aumône aux pauvres et vous m’avez offert le thé, mais c’est d’autant plus grave pour vous. Car plus vous serez sympathiques, plus votre bonté se bonifiera, et plus vite nous en aurons fini avec vous tous !