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— C’est une menace, on dirait ?

— Bien plus. Je veux proposer aux autorités des mesures concrètes. Il faut exterminer tous les sympathiques. Du premier jusqu’au dernier. Gentils, généreux, magnanimes, aimables, compatissants, miséricordieux – « feu ! » et adieu tout le monde. Une Saint-Barthélemy, vous dites ? Soit. Le nom importe peu. D’ailleurs, j’explique tout cela ici.

Un bouton s’ouvrit sur sa poitrine et un paquet blanc surgit entre les mains de Sbuth qui se mit à lire.

Je ne répéterai pas ligne à ligne le contenu complexe de ce document fort intéressant. Le texte était parsemé de termes comme « viscosité psychique », « hétérophtalmie », « colarmoyeurs », « mansuéture », « cordialisme ». Le projet présentait pour commencer les caractéristiques biologiques des sympes pris comme les cellules d’un rudiment social, les excroissances d’une classe à supprimer avant qu’elles ne purulent, telles des appendices cæcaux ; les mains n’étant pas faites pour qu’on les serre, mais pour travailler, les serreurs de mains devaient être éliminés. Suivait ce raisonnement : la répugnance des sympes à tuer, due à leur sens de la co-humanité, deviendrait quelque peu problématique en cas de guerre ; ils étaient charitables, leurs glandes lacrymales ne réagissaient qu’au profit des « humiliés et offensés », et seuls les vaincus excitaient leur compassion. Conséquemment, si la classe ouvrière voulait s’attirer la compassion des sympes, il fallait qu’elle fût vaincue. D’où il ressortait que…

Mais déjà, je ne voyais plus les pages défiler. Peu à peu, mon attention était passée du mouvement des lignes au visage de leur auteur. Les joues creuses de Sbuth flambaient d’un rouge maladif et, de temps à autre, se posaient sur moi ses yeux où brûlaient les flammes noires de la peur. Ses phrases volaient de virgule en virgule et suscitaient en moi une image étrange, par contagion, peut-être : l’essieu d’un char au-dessus d’une frontière, une roue de ce côté-ci de la logique et l’autre déjà là-bas, de l’autre côté.

L’acte d’accusation porté contre moi laissait présager la peine capitale, mais malgré tout j’éprouvais, sympe méprisable que j’étais, une pitié opiniâtre et impénitente pour… mon procureur. En effet, je me rendais compte que nous étions très, très nombreux sur le banc des accusés, et que lui, l’homme qui marche du côté soleil de la route, mais la nuit, était complètement seul.

Enfin, les feuillets se sont tus. Saül Sbuth les a rassemblés de ses mains enflées par une chaleur qui leur était inhabituelle :

— Alors ?

Je n’ai pu m’empêcher de sourire :

— L’opinion d’un sympe ne devrait pas vous intéresser. Avez-vous montré votre document aux autorités concernées ?

Sbuth restait muet.

— C’est pourtant clair : vous n’obtiendrez de la sympathie pour votre projet d’extermination des sympathiques qu’en vous adressant à des gens capables de sympathiser. On tourne en rond. Non ?

— Aucunement. Tout cela m’est bien égal.

— Admettons. Mais je ne suis pas seulement un être de sentiment, mais aussi de pressentiment. Et je prédis aisément que ce document ne se séparera jamais de son auteur.

— Pourquoi ?

— C’est pourtant simple : parce qu’il a été écrit par un homme sympathique. Si si…, calmez-vous, je sais, c’est un coup dur, mais prenez-le avec courage, Sbuth : vous êtes désespérément sympathique, je dirai même plus, vous êtes d’une gentillesse bouleversante.

— Je vous défends…

J’ai vu un spasme parcourir son visage ; il a voulu se lever, mais je l’ai retenu – comme alors, contre le mur – par le bras. La situation me procurait une sorte de satisfaction cruelle.

— Reprenez-vous. Croyez bien que si vous ne m’étiez aussi symp…

— Calomnie. Vous mentez sans vergogne ! C’est faux.

— Mais alors, les autres mentent aussi. Tous ceux qui vous ont rencontré (je lançai une série de noms) m’ont dit : quel sympathique personnage que ce Saül Sbuth !

Entraîné par une réaction réflexe dans ce jeu étrange, je me suis mis à mentir pour de bon. L’exterminateur de sympes semblait totalement abattu, son visage avait blêmi, s’était soudain creusé. Il a marmonné, une ou deux fois encore, pour protester de sa non-sympathie et s’est tu.

À ce moment-là, en le regardant attentivement, je me suis demandé si je n’avais pas un peu forcé la dose.

Brusquement, il s’est levé. Il maîtrisait sa voix, seuls ses doigts qui attachaient nerveusement le bouton de sa veste où il avait glissé les feuillets, trahissaient son émotion :

— Ainsi, vous persistez ?

Sans attendre ma réponse, il s’est avancé vers la porte. J’ai tenté de le retenir. Avec une force surprenante, il m’a repoussé. Une minute plus tard, il ne restait plus rien de Saül Sbuth dans la pièce, hormis deux flaques sur le parquet formant deux larges taches devant les pieds du fauteuil où il s’était assis.

Quelques jours s’écoulèrent, et l’impression produite par cette rencontre s’effaçait peu à peu. Nous sommes très exigeants envers les pensées des autres : il suffit que la logique contracte ne serait-ce qu’une forme anodine de paralogisme pour que nous en éloignions notre cerveau, par peur de la contagion. La vision que j’avais de Sbuth en avait souffert : l’homme dont j’attendais le secours avait lui-même tout simplement besoin des secours d’un… docteur.

J’avais presque plaisir à me rappeler la façon dont j’avais repoussé sa dernière idée : cela rendait toutes celles qui précédaient plus pâles, plus douteuses. Psychologiquement, cela m’arrangeait bien.

Et il y a peu, un matin, il s’est passé quelque chose, quelque chose de… non, vraiment, il n’y a pas de mots pour le dire. J’ai reçu un paquet par la poste. Dedans – et je ne m’y attendais pas du tout – j’ai trouvé le manuscrit du séparisticien, les pages qui, tout récemment, avaient été mes hôtes, en compagnie de leur auteur, Sbuth.

Je les ai tournées avec perplexité et j’ai relu de bout en bout cette fantasmagorie sur les sympes. Étrange, qu’est-ce que ces pages pouvaient encore me vouloir ? J’étais prêt à les renfoncer dans l’enveloppe, quand j’ai vu, tout en bas du dernier feuillet, une ligne tracée au crayon, qui m’avait échappé :

« Vous avez raison : je suis un sympe… donc… »

Suivait un mot illisible. Voudriez-vous jeter un coup d’œil ? J’ai le texte sur moi. C’est là. Quelle écriture étrange, n’est-ce pas ? Quoi ? Le café ferme ? Onze heures ? Très bien, nous partons. Je paye, et… prenez donc le manuscrit : dehors, ça ne sera pas pratique, il gèle. Pour quoi faire ? Je ne manquerai pas de vous l’expliquer. Voilà, je vous remercie d’avance. Allons-y.

Que ce ressort grince ! Et cette bouffée d’air bleu glacé, tout à fait comme ce jour-là. J’aime quand le crissement de la neige dénombre nos pas. Et puis j’aime le gel, en général. La logique et le gel sont parents, ça ne fait aucun doute.

Voilà, j’ai presque tout dit. Reste à en finir avec le « presque ». Je ne le cache pas, la ligne écrite au crayon qui se trouve dans la poche de votre manteau jouera un certain rôle dans mon… d’ailleurs, jouer un rôle dans ce qui est déjà joué, ça manque de style, même pour un ex-écrivain. Je me souviens que dès que j’ai eu fini de le lire, la première fois, je me suis précipité sur le téléphone pour essayer d’en tirer quelques informations sur Saül Sbuth. L’oreille téléphonique n’avait rien entendu à son sujet et, ces dix derniers jours, personne ne l’avait rencontré, nulle part. Puis, j’ai réfléchi plus profondément au sens de la phrase et j’ai compris ce qu’au début je m’étais obstinément refusé à comprendre : Sbuth était à jamais proscrit de toute rencontre et ce n’était plus la peine de le chercher, même au cimetière, car les tombes des vagabonds sont en général anonymes.