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À ce moment-là, j’ai pensé que ce n’était certainement pas uniquement pour assister au lever du jour que j’étais venue là, mais je n’ai pas pu comprendre quelle autre raison m’avait poussée.

Bien sûr, j’avais passé une partie de la nuit à me répéter qu’il faudrait que je prenne une décision. Je ne pouvais pas continuer de vivre ainsi chez ces gens. C’était cela, sans doute, que j’étais venu faire ici, parce qu’il fallait que je sois seule pour réfléchir.

J’allais réfléchir sérieusement à tout cela au moment précis où le soleil s’est montré. Ça, c’était évidemment une chose que je n’avais jamais vue. En ville, même quand on se trouve encore dehors à l’aube, on ne voit jamais le soleil se lever. C’est bien dommage, parce que c’est une chose qui vaut la peine d’être vue. Pendant plus de cinq minutes j’ai eu le souffle coupé. On aurait dit que toute la terre se mettait à remuer et, pourtant, le silence était parfait. Très vite l’ombre de la vallée parut rentrer dans la terre et disparaître sous le couvert des arbres. Les prés brillaient, le ruisseau faisait comme une traînée de feu entre les châtaigniers.

Dès que le soleil a été détaché de la colline, tout s’est immobilisé. Il n’y avait plus que les nuages qui avançaient lentement vers le nord.

J’ai essayé de reprendre le fil de mes idées, mais j’ai tout juste pu me dire que je venais d’être très heureuse pendant quelques minutes.

J’allais me lever pour partir lorsqu’un moteur a pétaradé dans la montée. Sur le coup, j’ai sursauté. Puis j’ai entendu qu’il s’agissait d’une moto. J’ai pensé que c’était Roger, l’homme au os. D’ailleurs, Bob s’était levé et il courait vers le sentier. Je l’ai rappelé. Il est revenu mais il me regardait avec des yeux tristes. Alors, je me suis mise en route en me disant que, le temps de faire le chemin, l’homme serait parti.

Je n’avais pas envie de le voir, mais, de l’avoir entendu, je savais que c’était dimanche et ça m’a paru extraordinaire. J’ai pensé que j’étais ici depuis plus de quinze jours, que nous étions dimanche et que, sans ce bruit de moto, je ne m’en serais jamais aperçue.

TROISIÈME PARTIE

10

Je crois de plus en plus que je ne suis pas faite pour prendre des décisions. Encore moins pour me battre et pas davantage pour réfléchir. Tout ce qui arrive m’ennuie beaucoup. Seulement, comme dit Léandre : « Si on pouvait tout arranger d’un seul coup, ce serait trop simple. Quand on a fini avec les individus, faut compter avec l’Administration. »

Évidemment, je croyais être débarrassée de Marcel. D’ailleurs lui-même n’a pas donné signe de vie. Pourtant, cette lettre de la Préfecture, que j’ai reçue huit jours après sa visite, je suis persuadée qu’il n’y est pas étranger. C’est d’ailleurs ce que j’ai dit à Léandre dès que j’ai vu qu’on me demandait de me présenter pour « régulariser ma situation ». Marcel s’est assez souvent servi de ses amis quand il fallait me protéger pour que je sache à quoi m’en tenir à ce sujet. Léandre l’a très bien compris et il m’a tout de suite offert de se rendre à la Préfecture pour voir ce qu’ils me veulent exactement et quelles formalités il faut accomplir. Bien entendu, j’ai accepté.

Léandre est donc parti, un matin, et je suis restée seule avec Marie et les chiens. Excepté Bob qui ne me quitte plus, tous les chiens étaient inquiets. Ils tournaient sans cesse dans la cuisine, et, dès qu’on ouvrait la porte, ils filaient sur le sentier qui mène à la route. Là, ils se collaient le nez contre la barrière et ils attendaient. Quand j’allais les appeler ils rentraient la queue basse. Seul le vieux Dik refusait de bouger. Ça m’ennuyait parce que le vent s’était remis à souffler depuis deux ou trois jours et il faisait froid. Quand j’ai demandé à Marie ce qu’il fallait faire, elle m’a dit :

— Rien. Faut le laisser. C’est pareil chaque fois que Léandre s’en va. Au fond, avec son poil épais, il ne risque rien. D’abord, quand il y a de la neige, il se couche dedans pendant des heures.

Depuis que j’étais là, jamais Brassac ne s’était absenté. Je n’y avais pas pensé et, de voir cette tristesse des chiens, j’ai compris que moi non plus je n’étais pas comme les autres jours.

J’ai aussi observé Marie. Je m’étais un peu habituée à lire sur son visage, et j’ai compris qu’elle était soucieuse. J’aurais aimé profiter de l’absence de Léandre pour essayer d’apprendre quelque chose de leur vie avant mon arrivée. J’ai posé plusieurs questions mais je n’ai rien pu savoir. Simplement, Marie m’a dit que les terres viennent de ses parents, qui sont morts ici voilà plus de quinze ans. Et c’est après leur mort seulement qu’elle a épousé Léandre.

À un certain moment, je ne sais plus à quel propos, Marie s’est mise à me parler de Dieu et de la religion. Marie est croyante. J’ai compris qu’elle se raccrochait à cette croyance en Dieu chaque fois qu’il lui arrivait un malheur. Moi, je ne vois pas comment on peut se raccrocher à ça, mais je n’ai rien dit. Au fond, j’ai l’impression que Marie ne sait pas grand-chose de Dieu et de la religion et qu’elle ignore pourquoi elle croit.

Ce qui m’intéressait, c’était de savoir ce que Marie entendait par « malheurs ». Il a fallu que je lui pose plusieurs fois la question pour qu’elle finisse par m’avouer qu’elle a une peur terrible de son homme quand il rentre saoul. J’ai souri en disant que ça n’arrivait pas souvent. Alors, Marie m’a dit :

— Bien sûr, depuis que vous êtes là il n’est pas retourné à Lyon. Mais vous verrez, ce soir, il rentrera saoul. Avant, il lui arrivait d’y aller une fois par semaine. Et chaque fois, en rentrant il m’insulte.

J’ai répondu que j’étais très ennuyée puisque c’était à cause de moi qu’il était descendu en ville.

Alors, elle m’a regardée d’un drôle d’air pour me dire :

— Au contraire, ce serait peut-être à moi de vous remercier… Ça doit être votre présence qui le retient ici.

En disant ces derniers mots, elle avait eu un sourire triste. Ensuite, nous n’avons presque plus parlé, mais j’ai repensé constamment à ce sourire de Marie. J’avais l’impression qu’elle souffrait, et que ce n’était pas seulement à cause de Brassac qui risquait de rentrer saoul. J’aurais aimé qu’elle me parle franchement, mais je ne savais comment m’y prendre.

*

La journée m’a paru très longue. De temps à autre j’allais jusqu’à la fenêtre. Le vent soufflait toujours aussi fort. Il venait de l’est et prenait le val en enfilade. Il remontait dans les châtaigniers en soulevant des feuilles mortes si bien qu’à certains moments on avait l’impression qu’il neigeait à l’envers d’énormes flocons jaunes. Sur la colline en face, les pins se tordaient. À mesure que le jour diminuait, le ciel paraissait plus bas et, peu de temps avant la nuit, les nuages ont paru s’appuyer sur la forêt pour enjamber la colline. J’ai pensé alors que, lorsque j’étais petite, c’était l’heure que ma grand-mère appelait « entre chien et loup ». Avant d’éclairer la lampe à pétrole elle me prenait sur ses genoux et je regardais par la fenêtre en l’écoutant me raconter des histoires. Les histoires, je m’en souviens à peine, mais je me rappelle très bien que les arbres avaient toujours des formes d’hommes à cette heure-là. Ici, ces formes je les ai retrouvées dans les châtaigniers les plus proches. Et, comme ma grand-mère, Marie a attendu la nuit complète pour donner de la lumière. C’est peut-être ridicule, mais, quand elle a tourné l’interrupteur, j’ai regretté un instant qu’il n’y ait pas de lampe à pétrole.