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Je suis revenue près de la table et j’ai continué de dépouiller le maïs. Marie s’était remise à raccommoder, mais j’ai remarqué qu’elle regardait souvent le réveil. Elle connaissait l’horaire des trains et devait calculer le temps qu’il faudrait à Léandre pour monter de la gare. Elle ne disait plus un mot. Depuis des heures son visage n’avait pas changé d’expression. Moi, je n’osais rien dire. Et surtout, je ne savais pas quoi dire.

Chaque fois qu’un chien bougeait, Marie le regardait. Enfin, à huit heures, elle s’est levée pour mettre le couvert. Voyant qu’elle ne mettait que deux assiettes je lui ai demandé si nous n’attendions pas Léandre.

— C’est inutile. S’il avait pris le dernier train, il serait là, maintenant c’est l’horaire d’hiver.

Elle parlait toujours sur le même ton.

Dès que nous avons eu fini de manger, Marie a conduit les chiens à la grange. Quand elle est revenue je lui ai demandé si elle avait pu faire rentrer Dik.

— Non, m’a-t-elle dit, c’est pas la peine de l’appeler, avec le vent il n’entendra pas. Et puis, il ne nous obéira pas.

— Voulez-vous que j’aille le chercher ?

— Il vaut mieux le laisser dehors, si vous le faites rentrer de force il va pleurer et ça fera pleurer les autres.

Là-dessus, nous sommes montées nous coucher.

J’ai eu beaucoup de mal à m’endormir. Je suis restée longtemps à écouter les bruits de la nuit. Je pensais à Brassac. Je le voyais ivre mort, dans le bar où je l’ai rencontré. Peut-être avait-il rencontré Marcel. J’étais inquiète. Pourtant, je savais que Marcel tenait beaucoup à sa tranquillité et cela me rassurait un peu. Mais je pensais aussi à Marie ; aux soirées qu’elle avait dû passer seule à écouter, à épier les mouvements des chiens. Depuis la visite de Marcel, j’avais l’impression qu’elle avait de l’affection pour moi et je l’aimais bien. Mais son attitude du matin m’ennuyait beaucoup. De plus, je la trouvais trop renfermée. Et pourtant, en pensant à la vie qu’elle avait dû avoir depuis qu’elle était seule ici avec Léandre, je ne pouvais pas lui en vouloir.

11

C’est la voix de Léandre qui m’a réveillée. Il faisait nuit et j’ai compris tout de suite que je n’avais pas dormi bien longtemps. Léandre devait être à la cuisine et criait très fort en appelant Marie.

Il a dû faire tomber une chaise puis, tout de suite, j’ai entendu le pas lourd de Marie dans l’escalier. Je me suis levée et me suis habillée en hâte. Quand je suis arrivée dans la cuisine, Marie était en train de ranimer le feu. Accoudé à la table, Brassac la regardait. Elle n’avait pas pris le temps de s’habiller et portait une chemise de nuit blanche, très large et qui lui descendait jusque sur les pieds. Sous la table, quelque chose bougeait. Je me suis penchée. Entre les pieds de Brassac, un petit chien tout noir se léchait les pattes.

Sans raison, Brassac s’est mis à rire. Puis il m’a dit :

— Tiens, la môme, voilà tout ton bordel.

Il parlait avec beaucoup de difficultés. D’un geste large, il a tiré de sa poche une poignée de papiers qu’il a jetés sur la table. Je l’ai remercié en lui demandant s’il n’avait pas eu trop de mal. Il s’est remis à rire en se frappant la poitrine.

— Tu sauras, petite, que pour Antonin de Brassac, il n’est point de difficulté qui soit insurmontable. Brassac est l’homme des circonstances difficiles… Demande à la vieille…

Et il a continué par une longue tirade où il était question d’une foule d’actions toutes plus périlleuses les unes que les autres et dont il s’était tiré un peu comme les jeunes premiers des films de cow-boy.

Ce qu’il disait, sa façon de parler et ses gestes auraient pu amuser bien du monde s’il s’était trouvé dans une salle de café par exemple. J’ai repensé à Marinette, aux autres aussi qui m’avaient si souvent parlé de lui comme d’un « type » marrant. Moi, pour l’instant, je n’avais pas envie de rire. Au contraire.

J’en ai vu des ivrognes, ils m’ont toujours plus ou moins dégoûtée, mais jamais un homme saoul ne m’avait fait cette impression. Quand j’étais obligée de les subir, je les détestais. Au début, il m’est arrivé de souhaiter qu’un verre de plus les tue pour de bon. Là, d’entendre Léandre, de voir le dos voûté de Marie qui s’affairait de la table au placard, j’avais le cœur tout gonflé.

À un geste de Léandre, j’ai remarqué que la manche de sa veste était déchirée et qu’il avait du sang au poignet. Je me suis approchée de lui en lui demandant s’il était blessé. Il s’est mis à rire en disant :

— Une égratignure, petite. Un tout petit coup de surin. Une caresse pour ainsi dire.

Il a marqué un temps puis, parlant plus haut, il a repris :

— Mais Brassac n’aime pas ce genre de caresse. Et le maquereau qui me porta ce coup de lame gémit à l’heure qu’il est sur un lit d’hôpital. À moins que la morgue déjà… Mais non, cent mille tonnerres, veuille Dieu que le poing de Brassac n’ait pas entièrement occis cet imbécile.

Là, il s’est levé d’un coup. Sa chaise est tombée et, sous la table, le petit chien a pleuré avant d’aller se coucher derrière la cuisinière. Brassac ne s’est occupé ni du chien ni de la chaise. Déjà il marchait de long en large en gesticulant et en criant :

— Sacrebleu, quel carnage vous fîtes, cher monsieur de Brassac. En quel piteux état mîtes-vous cette vermine et le matériel de cet ignoble bouge qui, tantôt, vit votre victoire sur la pègre de la rue Mercière !…

Marie s’était retournée. Très pâle, elle suivait des yeux son va-et-vient. Brassac ne s’occupait pas de nous. Il allait d’un bout à l’autre de la pièce en titubant. Quand il s’arrêtait, c’était toujours en face de la fenêtre. Il la regardait un moment sans cesser de crier puis il repartait.

Il bégayait toujours. Pourtant la scène qu’il essayait de décrire, je n’avais pas beaucoup de mal à l’imaginer. Je connaissais le bar où elle s’était déroulée et je connaissais aussi la plupart des personnages. Je savais que la police n’intervenait presque jamais dans ce genre de règlement de compte parce que le patron ne l’appelait pas. Cela me rassurait. Et puis, j’étais persuadée que Brassac exagérait. Cependant je voyais le visage de Marie qui se tendait. Son front bas se plissait. Elle était de plus en plus pâle. Elle devait savoir qu’il était dangereux d’interrompre Brassac. Elle se dominait. Pourtant, quand il s’est arrêté elle a demandé :

— Et si les autres portent plainte, faudra encore payer ?

Elle avait parlé presque à voix basse, mais Brassac avait compris. D’un bloc il s’est retourné pour lâcher une bordée d’injures. Baissant la tête, les poings serrés il s’est dirigé vers Marie qui a perdu la tête. Elle a poussé un cri en se sauvant vers l’escalier. Mais elle avait à peine monté trois marches, qu’elle s’entroupait dans sa chemise trop longue et dégringolait de tout son poids.

Alors Brassac s’est penché en avant et s’est mis à rire en se tapant sur les cuisses. Moi, j’ai couru vers Marie pour l’aider à se relever. Elle n’avait pas l’air de s’être fait beaucoup de mal. Quand je me suis retournée, j’ai vu que Brassac s’était assis. Il ne nous regardait plus mais il riait toujours.

Nous avons commencé de monter, et, avant d’arriver au palier, j’ai regardé encore Brassac. Toujours sur sa chaise, cassé en deux, il toussait et crachait entre ses pieds.

Arrivée devant la porte de sa chambre, Marie s’est tournée vers moi. Elle m’a regardée. Ses yeux n’étaient plus vides. Elle avait peur. Terriblement peur. Je ne savais pas ce qu’il fallait faire. C’est Marie qui a parlé la première. Elle m’a dit :