— Je ne l’ai pas trouvé. Je n’ai jamais trouvé aucun chien. Je vais les chercher au refuge.
Je lui ai demandé pourquoi il allait si souvent chercher des chiens puisqu’il savait que ça déplaisait à Marie.
— Je ne sais pas, m’a-t-il dit. Je ne sais pas. Ça aussi, c’est plus fort que moi.
Alors j’ai pensé au jour où il m’a ramenée avec lui et je n’ai plus rien dit.
Comme il était déjà tard, nous sommes remontés dans la coupe, Léandre a rassemblé ses fagots et ramassé sa hache et sa serpe. Il a passé le manche de sa hache dans l’anse de la gamelle, moi j’ai pris la musette et nous sommes revenus avec les chiens qui gambadaient autour de nous.
Le vent soufflait toujours aussi fort et il me faisait encore, comme le matin, cette impression de main courant tout autour de mon corps. Cependant, j’y prêtais moins attention parce que je pensais à tout ce que Léandre m’avait raconté.
13
J’y ai pensé encore tout le long du chemin en regardant le dos de Léandre qui marchait devant moi, sa hache sur l’épaule. De temps à autre il s’arrêtait, se retournait pour voir si je suivais bien et il me souriait. Et j’avais beau me souvenir de la scène de la nuit, de son visage répugnant d’ivrogne, à plusieurs reprises je me suis dit que si j’avais eu un père, j’aurais bien aimé qu’il soit comme Léandre. Mais ma grand-mère ne m’avait jamais parlé ni de mon père ni de ma mère. Moi-même, je n’avais jamais pensé à eux et je me demande encore pourquoi j’ai eu soudain cette idée en voyant devant moi ce dos large et un peu voûté.
Quand nous sommes sortis du bois, Léandre s’est arrêté à l’endroit même où il m’avait amenée le premier jour. Nous étions un peu essoufflés tous les deux et nous nous sommes assis au pied du talus pour être, abrités du vent. Il n’était pas tard, mais, avec le ciel couvert, tout le val était déjà triste comme il l’est à la tombée de nuit. Les chiens rôdaient autour de nous. La petite noire venait plus souvent que les autres flairer Léandre et se faire caresser. Au bout d’un moment, elle s’est couchée entre ses jambes et n’a plus bougé. Léandre lui a pris la tête entre ses mains en me disant :
— Vous voyez, elle me connaît déjà bien.
Il a paru réfléchir un temps puis il a ajouté :
— C’est drôle, chaque fois que j’ai recueilli un chien, je n’ai jamais été déçu.
Là encore j’ai revu le jour de notre rencontre. Et, parce que je voulais occuper ma pensée à autre chose, j’ai rappelé à Léandre qu’il m’avait promis de me raconter l’histoire de cette vallée. Il m’a regardée un instant avant de me dire :
— Vous savez, c’est pas une histoire bien gaie.
J’ai répondu que ça n’avait pas d’importance et il s’est mis à parler.
Lorsque lui, Léandre, était arrivé ici – au moment de son mariage avec Marie – il restait encore une grosse famille dans la ferme maintenant abandonnée et que l’on aperçoit entre les arbres. Dans l’autre maison, en plus de Roger alors tout jeune, il y avait son père et sa mère et quatre autres enfants. Cela faisait du monde dans le val, mais ces gens ne se rencontraient que dans les prés ou ne venaient l’un chez l’autre que pour demander un service.
C’était Léandre qui avait eu l’idée de ce jeu de boules.
Et maintenant, il me racontait tout ça simplement, sans faire de grands gestes et sans prendre sa voix de théâtre. De temps à autre, il s’interrompait, regardait longuement la colline au jeu de boules, puis il reprenait :
— Au début, ils ont rigolé quand je leur en ai parlé. Mais, comme c’était l’hiver et que le travail n’abondait pas, on l’a fait tout de même. Alors, déjà rien que de le faire je crois qu’ils y ont trouvé du plaisir. On s’y était tous mis, les femmes et les gosses aussi. Et c’était la rigolade à longueur de journée. Tant que le soir on avait peine à se quitter.
Plus Léandre racontait, plus le ton de sa voix baissait. À la fin, j’avais l’impression qu’il m’avait oubliée et parlait pour lui seul.
— Tous les dimanches, on y allait. Pour nous arrêter fallait vraiment que le temps soit mauvais. Chacun apportait quelque chose, et on mettait tout en commun pour faire un gros repas. Nous on jouait aux boules, les femmes tricotaient en faisant la parlote et les gosses s’amusaient.
Là, j’ai cru qu’il avait terminé parce qu’il est resté un bon moment sans rien dire. Toujours avec le regard qui allait de la colline à la maison de Roger et à la ferme abandonnée. Cependant, après ce long silence, il a soupiré avant de dire en se tournant vers moi :
— C’était rien, tu comprends, ça changeait pas grand-chose si tu veux, mais c’était la vie. Et puis, les vieux qui étaient là, c’était des hommes. Nous, avec la Marie, on n’a pas assez de terre en culture pour avoir un cheval, c’est pourquoi je laboure avec la vache. Mais c’est pas facile. Et ça vaut rien pour la bête. À ce moment-là, c’était le père de Roger qui venait avec sa jument. Moi, je lui rendais son temps quand il abattait son bois.
J’ai demandé alors pourquoi Roger n’avait pas continué. Léandre a haussé les épaules en disant :
— On ne peut pas lui en vouloir. C’est lui qui a tenu le plus longtemps, après la mort des vieux. Seulement, une fois seul, faut reconnaître que ça ne devait pas être bien drôle. Alors, un jour il a fait comme les autres, il a trouvé du travail à l’usine. Pourtant, il est le seul à revenir, les autres on ne les a jamais revus.
Léandre a soupiré encore. Bob était venu se coucher entre nous deux et il avait posé sa tête sur mes jambes. Léandre l’a caressé un moment avant d’ajouter :
— Qu’est-ce que tu veux, faut vraiment être dégoûté du monde pour vivre là comme je le fais… Ou alors, faut être comme Marie, être né là et n’avoir jamais pensé à la possibilité d’une autre vie.
Il faisait de plus en plus sombre et je commençais à sentir le froid de la terre traverser mon manteau. Je me suis levée. Nous avons repris le sentier entre les arbres qui avaient déjà leurs formes de nuit.
Léandre ne parlait plus. Il allait de son grand pas qui balançait contre son dos la petite marmite de fonte.
Moi, je le suivais sans cesser de penser à cette petite vallée. Au temps du jeu de boules et des gens qui riaient.
Je ne sais pas si cela venait de ce que la nuit tombante transformait tout autour de moi, mais il me semblait que ces personnages étaient à moi. C’était étrange comme impression : ils étaient là, et j’avais le pouvoir de leur faire faire ce que je voulais.
J’étais à peu près dans le même état que lorsqu’on vient de se réveiller et qu’on voudrait continuer un rêve.
Il y avait aussi, qui bourdonnaient sans cesse à mes oreilles, ces mots de Brassac : « Une autre vie. » Et, à ce moment-là, j’ai eu cette vision curieuse de la vallée fermée qui contenait une vie. Tout autour, c’était « une autre vie ».
C’est alors que nous sommes sortis de la dernière châtaigneraie. J’ai aperçu, tout au bout du sentier, la lumière de l’écurie où Marie devait traire. J’ai pensé à elle. C’était en parlant d’elle que Léandre avait dit : « Une autre vie. »
Bien sûr, Marie n’avait certainement jamais pensé à vivre ailleurs. Alors je me suis dit que si les circonstances l’avaient voulu, Marie, faible de caractère comme elle est, aurait très bien pu être putain.
Tout de suite, je m’en suis voulu parce que j’aime bien Marie, mais, pourtant, je crois que j’ai raison.
Nous avons marché jusque dans la cour. Là, Léandre a paru hésiter. Peut-être avait-il envie d’aller à l’écurie où Marie se trouvait, peut-être voulait-il aller à la cuisine pour retarder l’instant de la voir ? Je ne sais pas. Et je ne sais pas non plus ce qui s’est passé en moi d’un seul coup. J’ai pris le bras de Léandre, je me suis plantée devant lui et je lui ai dit :