Je me suis couchée parce que j’avais froid.
Maintenant je n’ai plus froid sous l’édredon de plume et dans le matelas très doux où mon corps a creusé sa place. Je ne suis pourtant pas à mon aise. Les autres soirs, avant de m’endormir, je reste longtemps à écouter la nuit sans penser à rien.
Ce soir, je ne peux pas. Il y a les paroles de Marie : « Il faut vivre… Ça coûte. » Et, peu à peu, je sens que ces quelques mots font bien plus de bruit que la tempête.
Il a suffi de ces quelques mots pour que tout m’effraie. Il y a en moi une foule d’images qui se bousculent. Depuis mon départ de chez grand-mère jusqu’à mon arrivée ici. Toute cette partie de ma vie que je croyais avoir quittée définitivement. Ce qui est, pour moi, cette autre vie dont Léandre parlait cet après-midi.
Le départ de chez grand-mère qui pleurait parce qu’elle ne pouvait plus me nourrir. Tout de suite après, les patrons. La première vendeuse toujours bien habillée. Cette première vendeuse qui m’a éblouie. J’avais quinze ans, j’étais arrivée à Lyon avec ma robe de petite paysanne. Cette fille m’offrait de me présenter à un ami qui m’aiderait. L’ami, ce vieux qui m’a donné un peu d’argent. Cet argent dont on ne m’a pas laissé le temps de profiter. La maison de redressement. Cinquante-quatre mois à compter les jours. Cinquante-quatre mois à vivre uniquement avec de vraies putains, toutes mineures comme moi, mais qui m’ont appris ce qu’est le métier.
Et puis, ma majorité, ma libération avec Marcel qui m’attendait. Marcel que je ne connaissais pas mais qu’une camarade avait avisé de ma sortie pour qu’il « se charge de moi ». Ensuite, la vie la mieux réglée, la plus monotone qui soit. Subir un homme après l’autre.
Bien sûr, je comprends Marie. Je comprends ; il faudra que je prenne une décision.
Autour de la maison, il y a la tempête. On dirait que c’est le val tout entier qui se démène. Le val tout entier. Ce val où, tantôt, je voyais une vie.
Je sais bien qu’ici il n’y a rien. Et pourtant, maintenant que j’y réfléchis je m’aperçois que je ne me suis jamais ennuyée. Quand il m’arrive de rester seule avec Marie pendant tout un jour alors que Léandre est aux champs, si je trouve le temps long, je n’ai qu’à sortir, faire trois pas dehors pour trouver du nouveau. Souvent, je vais jusqu’au bout de la cour, je m’assieds durant des heures sur le banc de pierre devant l’écurie et je regarde la mare avec le peuplier debout sur son reflet.
Il va peut-être falloir que je retourne à Lyon. Encore une fois je sens très bien que je devrais prendre une décision, mais je crois que le mieux sera de demander conseil à Léandre.
QUATRIÈME PARTIE
15
Il y a une chose que je n’arrive pas à comprendre : voilà plus de trois mois que je suis ici, j’ai l’impression d’y être arrivée hier et, pourtant, le temps que j’ai vécu à Lyon me semble déjà très loin.
En tout cas, ce que je n’oublierai jamais, c’est cette veillée de novembre où j’ai fait la connaissance de Roger. Depuis, j’y ai souvent pensé et j’ai compris pourquoi je ne l’oublierai pas. Je ne sais comment expliquer cette chose bizarre, mais, dans cette soirée, il y avait trois fois plus de temps qu’il pouvait y avoir en réalité. Il y avait le vrai temps qui passait, bien sûr, avec Léandre, Marie, les chiens et moi, et Roger qui est arrivé ensuite. Et puis, il y avait aussi mon enfance vraiment réveillée cette fois, à cause de la bougie, des ombres qui dansaient au plafond et contre les murs. En plus de cela, il y avait la phrase de Marie, cette phrase que j’entendais sans cesse.
Ça, c’était le plus dur. C’était ce que je ferais, ce qu’on ferait de moi.
Et c’est à cause de cette phrase que je n’oublierai jamais non plus la nuit qui a suivi cette soirée.
À trois heures du matin je ne dormais pas encore. Chaque fois que le sommeil me gagnait j’étais éveillée aussitôt par des cauchemars.
D’abord, il y avait ce vent terrible, mais il y avait surtout Lyon. Ma vie que je revoyais. « L’autre vie. » Celle qui se trouve de l’autre côté des collines qui ferment le val.
Je me suis endormie très tard et il était à peine cinq heures du matin quand la lumière m’a réveillée. Le soir, en montant me coucher, j’avais dû tourner machinalement l’interrupteur. Je suis allée éteindre naturellement, mais je n’ai pas pu me rendormir.
Le vent soufflait moins fort, et ce n’était plus lui qui me tenait éveillée. C’était encore les mots de Marie et tout ce qu’ils m’avaient fait redouter, mais c’était aussi autre chose. Cette même impression que m’avait procurée, la nuit précédente, le corps de Marie à côté du mien ; ou, encore, le vent qui m’avait fait penser à des mains tout autour de mon corps.
J’ai essayé de compter pour m’endormir. J’ai essayé de penser très fort à ce que je ferais s’il me fallait partir. Mais l’impression revenait sans cesse.
Aussi, dès que j’ai entendu descendre Léandre, je me suis levée. Je lui ai dit simplement que la lumière m’avait réveillée. Il m’a répondu en riant :
— Moi aussi, mais je l’avais fait exprès parce que j’étais en souci pour les fils. Donc si c’est revenu tout seul c’est que c’est pas chez nous.
On voyait qu’il était très heureux et, manière de plaisanter, en disant qu’il était content, il m’a prise dans ses bras et m’a embrassée sur les deux joues. Je l’ai embrassé aussi, puis, tout de suite, je l’ai repoussé. Je l’ai fait peut-être un peu fort, en tout cas il a paru surpris.
J’ai dit que j’allais faire chauffer le café parce que j’avais très faim. Léandre s’est mis à rire et à ce moment-là nous avons entendu Marie qui descendait l’escalier. Dès qu’elle est entrée Léandre a crié :
— Tu as vu, c’est pas chez nous. Le courant est revenu !
Marie a eu l’air heureuse aussi et m’a demandé pourquoi j’étais si matinale. J’ai encore raconté l’histoire de l’interrupteur, nous avons ri tous les trois et comme Léandre finissait d’éclairer le feu Marie a fait bouillir l’eau pour le café.
Dès après déjeuner, Léandre nous a dit qu’il retournait achever ses fagots avant que le temps ne se mette à la pluie. Marie a fait remarquer que c’était dimanche et, comme chaque fois, Léandre a dit en riant :
— De toute façon j’ai déjà mon billet pour l’enfer, alors, ça m’est égal d’être à la poulaille ou au fauteuil d’orchestre.
Au moment où il partait, je lui ai demandé de me laisser Bob en ajoutant que j’irais peut-être faire un tour. Je ne savais pas du tout si je sortirais, mais j’ai demandé ça machinalement.
Pourtant, dès que Léandre a été parti j’ai fait ma toilette. Bob tournait autour de moi sans arrêt parce qu’il sentait que les autres étaient sortis et que nous partirions certainement aussi. À vrai dire je n’avais pas tellement envie de me promener. Une fois habillée je suis restée longtemps debout vers la fenêtre à regarder le val que le vent faisait vivre. Les arbres n’avaient plus une feuille, mais le vent en trouvait encore pour les faire monter du bois en grands tourbillons qui s’élevaient plus haut que la colline. Très loin, sur l’autre versant, j’ai vu Léandre traverser la friche avant de disparaître dans le bois de pins. Il avait emporté la marmite de soupe et je n’aurais rien à lui porter. Je l’ai regretté un instant, puis, comme je quittais la fenêtre Marie est entrée en me disant :
— Ça souffle moins fort et le vent est bien moins froid qu’hier. Si vous voulez sortir, faut pas trop tarder, la pluie viendrait vers les midi que ça ne m’étonnerait pas.
J’ai regardé Bob. Il était assis près de la porte. Il ne me quittait pas des yeux et il avait l’air très malheureux. Quand il m’a vu prendre mon manteau il s’est mis à faire le fou autour de moi. Il a même bousculé Marie qui a ronchonné.