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— Qu’est-ce que vous faites, vous partez ?

J’ai fait oui de la tête en me demandant si je devais la remercier, mais elle ne m’en a pas laissé le temps.

— Il ne faut pas partir comme ça.

— Si, il faut que je parte.

Ma voix n’était pas très assurée.

— Non, il faut que vous restiez.

— Mais je n’ai aucune raison de rester chez vous.

La femme a hésité un moment et plissé légèrement le front comme si ma réponse l’avait mise dans une situation réellement embarrassante, puis elle a dit :

— Si, il faut rester. Autrement… Autrement il croira que je vous ai fait partir.

— Mais non, puisque c’est moi qui veux m’en aller.

— Oui, mais il ne me croira pas.

J’ai réfléchi un instant avant de demander où Brassac se trouvait.

— Je ne sais pas, m’a-t-elle dit. Il est aux champs, mais il ne m’a pas dit à quel endroit.

Son front avait maintenant le même pli que lorsqu’elle s’était inquiétée pour le complet de son homme. Elle a joint un instant ses grosses mains avant de les frotter sur son tablier en disant :

— Restez au moins jusqu’à midi, pour qu’il voie bien que je ne vous ai pas chassée.

Je n’ai pas répondu mais j’ai posé mon sac et mon manteau. Alors, la femme a semblé soudain soulagée d’un gros poids. Elle s’est mise à circuler de son placard à son fourneau en me disant qu’elle allait me donner à déjeuner du lait de sa vache. Du bon lait tout frais !

4

La femme m’a servi un grand bol de café au lait. Elle m’a donné du pain, du beurre et du miel. Puis elle est sortie. Auparavant elle m’avait fait promettre de ne pas m’en aller avant le retour de son homme. Sa voix était toujours douce et égale, son œil terne, mais il me semblait pourtant qu’elle était sincère et désirait vraiment que je reste.

Une fois seule j’ai mangé. Je n’avais pas bien faim, mais tout ce qu’elle m’avait donné était tellement bon que j’ai tout de même mangé beaucoup. Le pain était large avec une croûte brune et épaisse. Le miel était clair et parfumé, le lait crémeux et le beurre en grosse motte était posé sur une assiette verte où étaient dessinées des feuilles. Tout était nouveau pour moi et différent de ce que je mange en ville habituellement. Tout était bon et j’avais un peu l’impression de jouer.

Pourtant, à mesure que je mangeais, il me semblait que je connaissais déjà ce jeu. Et, bientôt, j’ai compris que ce qui s’était passé pour l’odeur des draps et les fentes du plafond allait encore se renouveler.

Seulement, moi je ne sais pas me priver d’une satisfaction. Je me laisse toujours aller au plaisir du moment, même si je dois le payer très cher ensuite. J’ai donc mangé encore trois tartines puis j’ai vite pris une cigarette dans mon sac et je l’ai allumée. D’abord parce que j’avais envie de fumer et puis, le tabac, c’est quelque chose de ma vie à Lyon.

Pendant un bon moment, j’ai fait tout ce que j’ai pu pour ne pas penser. Pour ne pas regarder autre chose que la fumée de ma cigarette. Je soufflais cette fumée tout doucement, pour qu’elle reste près de moi. Mais, malgré tout, elle s’éloignait et je la suivais des yeux.

De cette façon, j’ai fini par regarder tout ce qu’il y avait dans la pièce.

Les meubles et tous les objets étaient trapus et lourds. Le silence aussi était lourd.

Je n’étais pas à mon aise. Il me semblait que les meubles me regardaient. Ils ressemblaient à ces gros chats qui font semblant de dormir mais dont le regard coulé pourtant sans cesse entre les paupières presques closes. Réellement, j’étais gênée par leur présence. Tout en me répétant que c’était idiot, je les sentais me regarder, puis se regarder entre eux pour se communiquer leurs impressions ou s’interroger sur mon compte. Quant à moi, il me semblait vraiment que je les reconnaissais.

Moi qui n’aime pas la lutte, j’ai alors voulu me dégager coûte que coûte. J’ai quitté ma chaise, j’ai marché vers le gros bahut ventru. Je l’ai touché. Mes mains ont couru sur le bois lisse. Maintenant, je n’étais plus à moitié endormie dans une pièce obscure. Il faisait clair. J’avais les idées plus nettes. Et je n’étais pas folle.

Bien sûr, ce n’était pas dans ce vieux bahut que j’avais rangé autrefois les assiettes ébréchées de ma grand-mère ; et pourtant, plus je le regardais plus il me semblait que je lavais déjà vu.

Malgré moi, je me suis accroupie devant lui pour retrouver ma taille de petite fille et voir les portes, les grosses ferrures comme je les voyais du temps de ma grand-mère. J’étais de plus en plus troublée. S’il n’y avait eu que ce bahut, il aurait suffi de lui tourner le dos. J’y ai songé d’ailleurs, mais déjà ce Simple geste de bouder me semblait venir tout droit de mon enfance, et puis, il n’y avait pas que ce meuble qui m’attirait, mais tout ce que contenait cette pièce.

J’ai entrepris d’en faire le tour en m’arrêtant longtemps devant chaque meuble. J’en étais à caresser le dessus patiné d’un vaisselier encombré de bibelots quand j’ai eu soudain l’impression d’une présence. Me retournant brusquement du côté de la fenêtre, j’ai vu que la femme m’observait depuis la cour. Elle est partie aussitôt et je suis restée sans bouger, un peu bête et ne sachant plus quoi faire. Des sabots ont sonné contre le seuil et la femme est entrée très lentement. Elle m’a regardée longtemps avant de dire à voix presque basse :

— Faut pas croire… Je voudrais pas que vous croyiez…

— Que vous me surveillez ?… C’est votre droit. Vous êtes chez vous et vous savez qui je suis.

Parce que j’étais agacée, j’avais parlé très fort.

Timidement la femme s’est avancée. Elle avait joint ses grosses mains sur son ventre et se tortillait les doigts comme font les gosses qui ne savent pas une leçon. Je la trouvais ridicule. Elle ne savait que répéter :

— Non, Mademoiselle, faut pas vous figurer. Faut pas…

Au fond, je crois que ce qui m’énervait le plus, c’était de ne jamais pouvoir deviner ce qu’elle pensait. Pour éviter une discussion, je me suis retournée en haussant les épaulés. Et tandis que je marchais vers la fenêtre, elle continuait de débiter toujours sur ce même ton pleurnichard qui m’agaçait :

— Vous croyez que je pense du mal de vous ? Je vous assure, c’est pas vrai. J’ai pas cru un mot de ce qu’il m’a dit ; hier soir il était saoul et ce matin il était en colère.

J’étais curieuse de savoir ce que l’homme avait pu dire une fois dessaoulé. Je me suis retournée et j’ai demandé :

— Ce matin, il vous a parlé de moi ?

— Oui.

— Et il vous a répété ce qu’il vous avait dit hier ?

Elle a hésité un moment puis elle s’est remise à se tordre les mains.

— Oui, mais je sais bien que c’est pas vrai.

— Et qu’est-ce que vous croyez donc que je suis ?

— Je ne sais pas. Mais pas… ce qu’il dit.

Ses yeux semblaient toujours aussi vides, mais le mouvement gauche de ses mains m’agaçait moins. Il avait quelque chose d’attendrissant. J’avais depuis un moment envie de crier : « Si, je suis une putain. Une vraie. Et après ! Faut bien bouffer ! C’est un métier comme un autre ! » Je n’ai pas pu. J’ai dit simplement :

— Pourtant, c’est vrai.

Ses mains se sont immobilisées un instant avant de recommencer leur manège. La femme avait légèrement baissé la tête. Elle devait chercher quelque chose à dire. Enfin, elle s’est décidée :

— Ça ne fait rien. Ce n’est pas une raison pour vous figurer que je vous surveille.

Je voyais bien qu’elle avait quelque chose à ajouter. Elle ne devait pas savoir comment s’y prendre. Moi, je finissais par la trouver vraiment bête. Pour en finir, j’ai demandé :