George R.R. Martin
Le Trône de fer
PRINCIPAUX PERSONNAGES
Maison Baratheon (Le Cerf Couronné)
Le roi Robert
La reine Cersei (née Lannister)
Le prince Joffrey (fils, 12 ans), héritier du trône de fer
La princesse Myrcella (fille, 8 ans)
Le prince Tommen (fils, 7 ans)
Maison Stark (Seigneur de Loup-Garou)
Eddard, Winterfell
Catelyn, sa femme, née Tully
Robb (14 ans)
Sansa (11 ans)
Arya (19 ans)
Bran (7 ans)
Rickon (3 ans)
Jon Snow (le bâtard, 14 ans)
Jorry Cassel, capitaine de garde
Maison Lannister (Le Lion)
Tywin Lannister, seigneur de Castral Roc
Ser Jaime (frère jumeau de la reine Cersei)
Tyrion, leur cadet, dit le Lutin
PRÉLUDE
— « Mieux vaudrait rentrer, maintenant…, conseilla Gared d’un ton pressant, tandis que, peu à peu, l’ombre épaississait les bois à l’entour, ces sauvageons sont bel et bien morts.
— Aurais-tu peur des morts ? » demanda ser Waymar Royce, d’une lippe imperceptiblement moqueuse.
Gared était trop vieux pour relever la pique. En avait-il vu défiler, depuis cinquante ans et plus, de ces petits seigneurs farauds !
« Un mort est un mort, dit-il, les morts ne nous concernent pas.
— S’ils sont morts…, répliqua doucement Royce, et rien ne prouve que ceux-ci le soient.
— Will les a vus. Et s’il dit qu’ils sont morts, la preuve en est faite, pour moi. »
Will s’y attendait. Tôt ou tard, les deux autres l’embringueraient dans leur dispute. Il aurait préféré tard. Aussi maugréa-t-il : « Ma mère m’a appris que les morts ne chantaient pas de chansons.
Ma nourrice aussi, rétorqua Royce, mais ce que serinent les bonnes femmes en donnant le sein, sornettes, crois-moi. Il est des choses que les morts eux-mêmes peuvent nous enseigner. »
A ces mots lugubres, la forêt noyée par le crépuscule offrit un écho si tonitruant que Gared s’empressa d’observer : « Pas près d’arriver. Huit jours de route, voire neuf. Et la nuit qui tombe…
— Et alors ? dit nonchalamment ser Waymar Royce, avec un regard dédaigneux vers le ciel, c’est l’heure où elle tombe chaque jour. Le noir t’affolerait, Gared ? »
Malgré l’épais capuchon noir qui lui dérobait les traits du vieux, Will discerna la crispation des lèvres et un éclair de rage mal réprimée. Certes, Gared assurait la garde de nuit depuis son adolescence, et quarante années d’expérience ne le prédisposaient pas à se laisser taquiner par un étourneau, mais, par-delà l’orgueil blessé se percevait en lui quelque chose d’autre, quelque chose de bien plus grave, de quasi palpable : une tension nerveuse qui menaçait d’avoisiner la peur.
Or, ce malaise, Will le partageait, si cuirassé fut-il lui-même par quatre années de service au Mur. Si l’afflux brutal de mille récits fantastiques lui avait, lors de sa première mission au-delà, liquéfié les tripes – mais quelle rigolade, après… ! –, maintenant, les ténèbres insondables que les bougres du sud appelaient la forêt hantée ne lui causaient plus, ça non, la moindre terreur, après tant et tant de patrouilles.
Sauf ce soir. Mais ce soir différait des autres. Les ténèbres avaient, ce soir, une espèce d’âpreté qui vous hérissait le poil. Neuf jours que l’on chevauchait vers le nord, le nord-ouest puis derechef le nord, qu’on chevauchait dur sur les traces de cette bande de pillards, et que, ce faisant, l’on s’éloignait de plus en plus du Mur [1]. Neuf jours, chacun pire que le précédent, et le pire de tous, celui-ci. Avec ce vent froid qui soufflait du nord et qui arrachait aux arbres des bruissements de choses en vie. A tout instant, Will s’était senti, ce jour-là, sous le regard de quelque chose, un regard froid, implacable, hostile. Gared aussi. Et Will ne désirait rien tant que de regagner au triple galop la protection du Mur. Un désir dont, par malheur, mieux valait faire son deuil quand on n’était qu’un subalterne.
Surtout sous les ordres d’un chef pareil…
Dernier-né d’une ancienne maison trop riche en rejetons, ser Waymar Royce était un beau jouvenceau dont les dix-huit ans arboraient, outre force grâces et des yeux gris, une sveltesse de fleuret.
Juché sur son énorme destrier noir, il dominait de haut Will et Gared, montés plus petitement. Botté de cuir noir, culotté de lainage noir, ganté de taupe noire, il portait une délicate et souple cotte de mailles noire qui miroitait doucement par-dessus de coquets entrelacs de laine noire et de cuir bouilli. Bref, si ser Waymar n’était frère juré de la Garde de Nuit que depuis moins d’un an, nul du moins ne pouvait lui reprocher de ne s’être point apprêté en vue de sa vocation.
Surtout que le clou de sa gloire était une pelisse de zibeline noire, aussi moelleuse et douce que de la soie…
« Comment, non ? se gaussait Gared, au cours des beuveries du camp, si fait ! toutes ces bestioles, il les a tuées de ses propres mains, notre puissant guerrier… Leurs petites têtes, couic, arrachées d’un tour de main. »
S’en était-on claqué les cuisses, avec les copains !
Quand même dur d’accepter les ordres d’un homme dont on se moque entre deux lampées, songea Will, tout frissonnant sur son bourrin. Gared a dû le penser aussi.
« Les ordres de Mormont étaient de les pister, ronchonna Gared, on l’a fait. Ils sont morts. Plus la peine de s’en tracasser. Il nous reste une rude course, et j’aime pas ce temps. S’il se met à neiger, c’est quinze jours qu’il nous faudra… et la neige serait un moindre mal. Déjà vu des tempêtes de glace, messer ? »
Le jeune chevalier parut n’avoir pas entendu. De son petit air favori d’ennui distrait, il examinait le noircissement du crépuscule. Mais Will l’avait déjà suffisamment pratiqué pour savoir que mieux valait ne pas l’interrompre quand il regardait de cette façon.
« Redis-moi donc ce que tu as vu, Will. Point par point. Sans omettre aucun détail. »
Avant d’entrer dans la Garde de Nuit, Will chassait. Braconnait, plus exactement. Aussi, pris en flagrant délit par les francs-coureurs des Mallister, sur les terres des Mallister, en train de dépouiller un daim des Mallister, n’avait-il pas balancé entre le bonheur de perdre une main et celui d’endosser la tenue noire. Et les frères noirs s’avisèrent vite qu’il n’avait pas son pareil pour courir les bois silencieusement.
« Leur bivouac se trouve à deux milles d’ici, sur cette crête-là, précisa-t-il, juste à côté d’un ruisseau. Je m’en suis approché le plus possible. Ils sont huit, hommes et femmes. Pas d’enfants, semble-t-il. Ils se sont bricolé un abri à l’aplomb du roc. La neige le camoufle pas mal, à présent, mais je pouvais encore tout distinguer. Le feu ne brûlait pas dans la fosse, et je la voyais comme je vous vois. Personne ne bougeait. J’ai regardé longtemps. Aucun être vivant ne peut affecter semblable immobilité.
— Des traces de sang ?
— N… nnon.
— Des armes ?
— Des épées, quelques arcs. L’un des hommes avait une hache effroyable. En fer, très massive, à double tranchant. Elle gisait sur le sol, près de lui, à portée de sa main droite.
— Tu te rappelles la position des corps ? »
Will haussa les épaules. « Un couple adossé au rocher. La plupart des autres à même le sol. Tombés, je dirais.
— Ou en train de dormir…, insinua Royce.
— Tombés, maintint Will. Une femme était perchée dans un ferrugier. Les branches la cachaient à demi. Le genre à vue perçante, sourit-il, finaud, mais je me suis débrouillé pour ne pas me laisser repérer. Et, parvenu plus près, j’ai constaté qu’elle non plus ne bougeait pied ni patte. »