En tête venait, flanqué de deux chevaliers drapés dans la longue cape neigeuse de la garde royale, un colosse qu’il hésitait encore à identifier… quand celui-ci, bondissant à terre avec un rugissement familier, lui broya les os dans une accolade qui interdisait toute méprise : « Ned ! quel bonheur de revoir ta gueule de croque-mort ! » Le roi l’examina de la tête aux pieds et, dans un éclat de rire, tonitrua : « Pas changé du tout ! »
Ned eût été fort en peine d’en dire autant. Quinze années s’étaient écoulées depuis les chevauchées, botte à botte, pour la conquête de la couronne. Toujours rasé de frais, à l’époque, le sire d’Accalmie avait l’œil clair, et des muscles issus tout droit d’un rêve de pucelle. Haut de six pieds et demi, il dominait son monde et, une fois revêtu de son armure et coiffé du grand heaume faîté d’andouillers de sa maison, devenait vraiment gigantesque. Sa force ne l’étant pas moins, son arme favorite était une masse de fer hérissée de pointes que Ned pouvait à peine soulever. Et de sa personne émanaient, en ces temps lointains, des relents de cuir et de sang aussi entêtants qu’un parfum. A présent, le parfum qu’il répandait était du parfum, et son ampleur nécessitait une sous-ventrière. Il avait pour le moins pris cent livres, depuis leur dernière rencontre, neuf ans plus tôt, lorsque le cerf et le loup-garou s’étaient unis pour mater la rébellion de Balon Greyjoy, roi autoproclamé des îles de Fer. Non sans mélancolie, Ned se revoyait, debout à ses côtés, dans la citadelle enfin prise où Robert acceptait la reddition du vaincu, tandis que lui-même prenait à titre d’otage et de pupille le fils de ce dernier, Theon… Maintenant, une barbe aussi rêche et noire que du fil de fer s’efforçait de dissimuler le double menton et l’affaissement des bajoues, mais rien ne pouvait camoufler la bedaine, pas plus que l’œdème qui bistrait le pourtour des yeux.
Conscient toutefois que le roi désormais primait l’ami, Ned dit simplement : « Votre Majesté se trouve chez elle à Winterfell. »
Sur ces entrefaites, les autres démontèrent, et des palefreniers s’empressaient autour des destriers quand, accompagnée de ses derniers-nés, Cersei Lannister fit son entrée, à pied, les portes étant trop étroites et basses pour son carrosse à impériale et l’attelage de quarante chevaux que nécessitait sa masse imposante de chêne et de métal doré. Ned s’agenouilla dans la neige pour baiser l’anneau de la reine, tandis que Robert étreignait Catelyn telle une sœur enfin retrouvée, puis les enfants s’avancèrent et, présentations faites, on se récria de part et d’autre comme il seyait.
Sitôt accomplies ces formalités, le roi se tourna vers son hôte : « Maintenant, mène-moi à ta crypte. Je souhaite m’y recueillir. »
Profondément touché que, tout méconnaissable qu’il était, Robert se souvînt, après tant d’années, Ned demanda une lanterne. Les phrases étaient inutiles. Aussi la reine eut-elle beau protester d’un trait que l’on voyageait depuis l’aube, que l’on avait froid, que l’on n’en pouvait plus, que mieux vaudrait se restaurer d’abord, que les morts pouvaient attendre…, une pression discrète de Jaime sur son bras et un simple regard du roi la réduisirent au silence.
Comme les deux hommes descendaient, Ned devant pour éclairer l’étroit colimaçon, Robert soupira : « Je finissais par me demander si nous arriverions jamais chez toi. Les gens du sud parlent avec tant d’emphase de mes sept couronnes qu’on en oublie cette évidence que ton seul lot est aussi vaste que les six autres réunis…
— J’espère que Votre Majesté a été satisfaite de son voyage ?
— Des marais, répondit Robert en reniflant, des forêts, des champs, pour ainsi dire pas d’auberge passable au nord du Neck. Jamais je n’ai vu désert plus immense. Où se cache donc ton peuple ?
— Trop intimidé sans doute pour se montrer, plaisanta Ned, on ne voit guère de rois, dans le nord. »
Des entrailles de la terre montait vers eux un souffle glacé. Le roi renifla, puis : « M’est avis plutôt qu’il s’était tapi sous la neige… Et quelle neige, bons dieux ! » Pour assurer son équilibre, il s’appuyait, marche après marche, au mur.
« Assez banal, en fin d’été, dit Ned. Les averses ne vous ont pas trop gênés, au moins ? Elles sont d’ordinaire bénignes.
— Les Autres emportent pareille bénignité ! jura le roi. Qu’est-ce que ça doit être, l’hiver…, j’en grelotte, rien que d’y penser !
— Oui, les hivers sont rudes, mais les Stark les supportent. Ils l’ont toujours fait.
— Tu devrais venir dans le sud prendre un bol d’été avant que ne s’enfuie la canicule. A Hautjardin, nos champs de roses jaunes s’étendent à perte de vue. Nos fruits sont si mûrs qu’ils vous explosent dans la bouche. Melons, pêches, prunes-feu…, et une saveur ! tu n’imagines pas. Je t’en ai apporté, tu verras. Même à Accalmie, il fait si chaud, malgré la bonne brise en provenance de la baie, qu’à peine peux-tu bouger. Et tu verrais les villes… ! Des fleurs partout, chaque étal croulant de mets multicolores, les vins coûtant trois fois rien, et si capiteux que tu t’enivres, rien qu’à les humer… Oh, Ned, là-bas, tout le monde est riche, tout le monde est gras, tout le monde est saoul ! » Eclatant de rire, il gratifia son énorme panse d’une affectueuse bourrade. « Et les filles, Ned…, les filles ! s’écria-t-il, l’œil allumé, la chaleur, parole ! les rend d’une impudeur ! Elle se baignent à poil dans la rivière, au bas du château. Et tu les verrais dans la rue… C’est qu’avec cette putain de chaleur, vois-tu ? la laine, les fourrures… Alors, leurs robes, toujours trop longues ! et en soie, mon vieux, quand elles ont les moyens, du coton, sinon, mais dès qu’elles suent et que ça leur colle à la peau, comme nues, tu dirais…, toutes. » Son gros rire heureux ébranla les voûtes.
Sa sensualité et sa formidable voracité n’étaient certes choses nouvelles, et ni de lui ni de personne lord Stark n’eût prétendu l’y voir renoncer avant de franchir son seuil, mais il ne pouvait s’empêcher d’en évaluer la rançon. Une fois parvenu au bas de l’escalier, dans les ténèbres de la crypte, le roi était hors d’haleine, et le halo de la lanterne le révélait cramoisi.
« Nous y voici, Sire », dit Ned d’un ton respectueux, tout en promenant l’éclairage qui, autour d’eux, anima brusquement les ombres. La flamme vacillante éclaboussa successivement le dallage et des piliers de granit dont, deux à deux, la longue procession se perdait au loin dans le noir. Assis sur des trônes de pierre adossés aux parois qui recelaient leurs restes, les morts occupaient les entrecolonnements. « Elle repose là-bas, tout au bout, avec Père et Brandon. »
Frissonnant de froid, Robert lui emboîta le pas sans mot dire dans le souterrain. L’atmosphère était toujours glaciale, là-dedans. Les pas sonnaient durement sur les dalles, éveillant dans la nécropole de longs échos qui, joints aux jeux de l’ombre et de la lumière, semblaient tour à tour rendre attentif aux vivants qui passaient par là chacun des défunts de la maison Stark. Tout du long, leurs effigies sculptées fixaient d’un regard aveugle les ténèbres éternelles. A leurs pieds se lovaient de grands loups-garous de pierre.
La tradition voulait que tous ceux d’entre eux qui avaient porté le titre de Winterfell aient en travers de leurs genoux une épée de fer censée maintenir dans la crypte les esprits vindicatifs. La rouille avait dès longtemps réduit à néant les plus anciennes, dont seules quelques taches rouges attestaient encore la position, et Ned appréhendait sourdement que leur disparition ne permît aux fantômes de venir hanter le château. Ses premiers ancêtres s’étaient en effet signalés par une rudesse digne du pays et, jusqu’au débarquement des seigneurs du dragon, refusés durant des siècles, en qualité de rois du Nord, à quelque allégeance et envers quiconque que ce fût.