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— Je saurai sans doute bien assez tôt ce que dit ton frère. Ça fait combien de temps qu’il tient, le Mur ? huit mille ans ? il tiendra bien quelques jours de plus. J’ai des soucis autrement urgents. Ces temps-ci sont difficiles. J’ai besoin d’hommes sûrs. D’hommes comme Jon Arryn. Il servait à la fois comme seigneur des Eyrié, comme gouverneur de l’Est et comme Main du Roi. J’aurai du mal à le remplacer.

— Son fils…

— Son fils, coupa sèchement Robert, héritera des Eyrié et de leurs revenus, un point c’est tout. »

Suffoqué, Ned s’arrêta pile et le dévisagea. « Mais ! protesta-t-il sans plus pouvoir se contenir, mais les Arryn sont depuis toujours gouverneurs de l’Est. Le titre est indissociable de la terre…

— On le lui restituera, le cas échéant, lorsqu’il sera d’âge à le porter. Il me faut, moi, penser à cette année-ci et à la prochaine. Un bambin de six ans ne fait pas un chef de guerre, Ned.

— En temps de paix, le titre est seulement honorifique. Laisse-le-lui. Ne serait-ce qu’en souvenir de son père. Tu lui dois bien cela. »

Fort mécontent, le roi le désenlaça. « En fait de service, Jon remplissait seulement ses devoirs de vassal envers son suzerain. Je ne suis pas ingrat, Ned. Tu devrais le savoir mieux que quiconque. Mais le fils n’est pas le père. Un simple enfant ne saurait tenir l’Est. » Cela dit, il reprit d’un ton radouci : « Assez là-dessus, veux-tu ? Il me faut t’entretenir d’une affaire importante, et sans que nous nous disputions. » Il lui empoigna le coude. « Il faut que tu m’aides, Ned.

— Je suis aux ordres de Votre Majesté. Toujours. » Ces mots, il était obligé de les prononcer, et il le faisait, quelque appréhension qu’il eût de la suite.

Robert semblait n’avoir guère entendu. « Ces années que nous avons passées aux Eyrié…, bons dieux, le bon temps que c’était. Je te veux de nouveau à mes côtés, Ned. Je veux que tu me suives à Port-Réal, au lieu de rester ici, au bout du monde, où nul n’a que foutre de toi. » Un moment, il scruta les ténèbres avec une mélancolie digne des Stark eux-mêmes. « Je te jure, il est mille fois plus dur de régner que de conquérir un trône. Je ne sache rien de si ennuyeux que de faire des lois, hormis compter des sous. Et le peuple… Avec lui, c’est sans fin. Assis sur ce maudit siège de fer, il me faut écouter geindre jusqu’à en avoir la cervelle gourde et le cul à vif. Et tous demandent quelque chose, argent, terre, justice. Des menteurs fieffés… Et les gentes dames, les nobles sires de ma cour ne valent pas mieux. Je suis entouré d’imbéciles et de flagorneurs. De quoi devenir fou, Ned. La moitié d’entre eux n’osent pas me dire la vérité, les autres sont incapables de la trouver. Il m’arrive, certaines nuits, de déplorer notre victoire du Trident. Bon, non, pas vraiment, mais…

— Je comprends », murmura Ned.

Robert le regarda. « Je crois que oui. Mais, dans ce cas, tu es bien le seul, mon vieux. » Il se mit à sourire. « Lord Eddard Stark, je souhaiterais vous faire Main du Roi. »

Ned mit un genou en terre. La proposition ne le surprenait pas. Dans quel autre but Robert eût-il entrepris un si long voyage ? La Main du Roi occupait la deuxième place dans la hiérarchie des Sept Couronnes. Elle parlait de la même voix que le roi, menait les armées du roi, préparait les lois du roi. Elle allait parfois jusqu’à occuper le Trône de Fer, lorsque, malade, absent ou indisponible, le souverain devait renoncer à dispenser la justice en personne. Ainsi Ned se voyait-il offrir des responsabilités aussi étendues que le royaume même.

Seulement, c’était la dernière des choses au monde qu’il ambitionnât.

« Que Votre Majesté me pardonne, s’excusa-t-il, je ne suis pas digne de cet honneur. »

Robert émit un grognement d’impatience badin : « Si j’avais simplement l’intention de te mettre à l’honneur, j’accepterais que tu te défiles.Or, si je projette de te confier la gestion du royaume et la conduite des armées, c’est pour ne plus me consacrer qu’à manger, boireet hâter vos regrets. » Il se tapota la bedaine et, sur un sourire moqueur : « Tu connais le dicton sur le roi et sa Main ?

— “Ce que le roi rêve, la Main l’édifie.”

— Un jour, j’ai couché avec une poissarde qui m’a révélé la variante en usage dans la populace : “Ce que le roi bouffe, la Main s’en farcit la merde.” » La tête rejetée en arrière, il se mit à rire à gorge déployée, sans égards pour la crypte qui répercutait ses éclats narquois, ni pour les Winterfell défunts qui, tout autour, se pétrifiaient de réprobation.

Peu à peu, toutefois, son accès de gaieté finit par s’estomper, s’éteignit sous le regard de Ned, toujours un genou en terre. « Sacrebleu, gémit le roi, ne pourrais-tu me condescendre même un sourire de complaisance ?

— Dans nos parages, on prétend, rétorqua Ned, que l’extrême rigueur des hivers gèle le rire dans les gorges et en fait un garrot fatal. De là vient peut-être que les Stark ont si peu d’humour.

— Accompagne-moi dans le sud, je t’enseignerai les ressources de l’ironie. Tu m’as aidé à m’emparer de ce foutu trône, aide-moi, maintenant, à le conserver. Tout nous appelait à gouverner ensemble. Si Lyanna avait vécu, les liens fraternels du sang auraient complété ceux de l’affection. Du reste, il est encore temps. J’ai un fils, et toi une fille. Mon Joff et ta Sansa uniront nos maisons de même que nous l’aurions fait, Lyanna et moi. »

Cette offre-là, Ned ne s’y attendait nullement. « Sansa n’a que onze ans…

— Et après ? » D’un revers agacé de main, Robert balaya l’objection. « Elle est assez grande pour des fiançailles. On les marierait dans quelques années. » Il se remit à sourire. « A présent, debout, je te prie, dis oui, et le diable t’emporte !

— Rien ne me ferait davantage plaisir, Sire, répondit-il d’un ton assuré, mais…, mais je m’attendais si peu… M’est-il permis d’y réfléchir ? il me faut consulter ma femme…

— C’est ça, consulte-la, si tu le juges nécessaire, et mûris ta réponse sur l’oreiller. » Sur ces mots, il se pencha pour saisir la main de Ned et, sans ménagements, le remit sur pied. « Garde-toi seulement de me faire languir. La patience n’est pas mon fort. »

Alors, de funestes pressentiments envahirent Eddard Stark. Sa place était ici, dans le nord. Il jeta un regard circulaire sur les effigies de pierre qui l’entouraient, prit, dans le silence glacial de la crypte, une profonde inspiration. Il sentait les yeux des morts peser sur lui. Il les savait tous à l’écoute. Et l’hiver venait.

JON

Ainsi qu’il lui advenait parfois à l’improviste, mais de loin en loin, le sentiment de sa bâtardise enchanta soudain Jon Snow comme il tendait derechef sa coupe à une servante puis reprenait sa place au banc des jeunes écuyers. Aussi la saveur fruitée du liquide sur ses papilles lui mit-elle aux lèvres un sourire de satisfaction.

Malgré la fumée qui, lourde de relents de viandes rôties, de pain chaud, stagnait dans la grand-salle, se discernait sur les parois de verre grise l’éclat des bannières alternées. Or, écarlate, blanc…, le cerf couronné des Baratheon, le lion des Lannister, le loup-garou des Stark. Un rhapsode, là-bas, tout au bout, entonna une ballade aux accords de la grande harpe, mais à peine sa voix passait-elle la clameur du feu, le fracas des plats et des pots d’étain, la rumeur confuse de cent ivresses, car on fêtait déjà depuis plus de trois heures l’arrivée du roi.

Juste au bas de l’estrade où les maîtres de céans régalaient leurs souverains se trouvaient, avec les enfants royaux, les frères et sœurs de Jon. Eu égard à la solennité, Père les autoriserait sans doute à siroter un verre, mais pas davantage. Alors qu’ici, sur les bancs du commun, nul ne se souciait de vous empêcher de boire tout votre saoul.