— On en trouve encore, au-delà du Mur. Nous les entendons hurler, durant nos expéditions. Mais, dis-moi… » Son regard s’appesantit sur lui. « Tu ne manges pas, d’habitude, à la table de tes frères ?
— Si, répondit Jon d’un ton neutre. Mais, ce soir, lady Stark a craint d’offenser la famille royale en mêlant un bâtard aux princes.
— C’est donc ça… » Par-dessus l’épaule, Oncle jeta un regard vers l’estrade, tout au bout. « Mon frère n’a pas l’air d’avoir le cœur à la fête, aujourd’hui. »
Jon l’avait également remarqué. Sa position scabreuse l’obligeait à deviner le dessous des choses, à déceler les vérités que les gens camouflent au fond de leurs yeux. Si Père déployait tous ses trésors decourtoisie, Jon discernait en lui comme une roideur inconnue. Il parlait peu, promenait sur la salle des regards couverts et qui ne voyaient rien. A deux sièges de lui, le roi n’avait cessé de boire depuis des heures, et sa large face prenait, derrière le poil noir, un ton violacé. Il portait santé sur santé, riait à gorge déployée pour la moindre blague, se précipitait sur tous les mets tel un homme affamé, tandis qu’à ses côtés Cersei semblait sculptée dans un bloc de glace. « La reine est furieuse, observa Jon d’un air détaché. Père a emmené le roi dans les cryptes, cet après-midi, bien qu’elle s’y opposât. »
Benjen le jaugea d’un regard appuyé : « Il ne t’échappe pas grand-chose, n’est-ce pas, Jon ? Nous aurions besoin d’hommes de ta trempe, au Mur… »
Jon se rengorgea. « Robb manie mieux la lance, mais je le domine à l’épée. Et Hullen me prétend aussi sûr cavalier que quiconque dans le château.
— Pas mal…
— Emmène-moi quand tu repartiras, supplia Jon, brusquement, Père m’accordera la permission, je le sais, si tu l’en pries toi-même. »
Après l’avoir considéré quelque temps, Oncle repartit : « Le Mur n’est pas un lieu de tout repos, Jon. Pour un garçon de ton âge…
— Mais je suis presque un homme fait ! l’interrompit-il. Je vais sur mes quinze ans, et mestre Luwin assure que les bâtards sont plus précoces que les enfants ordinaires.
— Ce n’est pas faux… », convint Benjen, non sans une moue dubitative, tout en empoignant un pichet pour remplir la coupe, avant de s’offrir une bonne lampée.
Jon insista : « Daeren Targaryen – l’un de ses héros favoris – n’avait que quatorze ans lorsqu’il conquit Dorne.
— Une conquête sans lendemain, objecta Ben. Ton blanc-bec perdit dix mille hommes pour s’emparer de la ville et cinquante mille autres pour tenter de la conserver l’espace d’un été. On aurait dû le prévenir que la guerre n’était pas un jeu. » Il déglutit une nouvelle gorgée, s’essuya la bouche et reprit : « Sans compter qu’il mourut à dix-huit ans. Tu sembles oublier ce détail…
— Je n’oublie rien ! fanfaronna Jon que l’alcool rendait effronté et qui, pour se grandir, essayait de se tenir très droit. Je veux entrer dans la Garde de Nuit. »
Ce projet, il l’avait ruminé, mûri sans complaisance au long des longues insomnies qui, dans le noir, l’isolaient de ses frères endormis. Un jour, Robb hériterait de Winterfell et, en tant que gouverneur du Nord, commanderait des armées puissantes. Bran et Rickon lui serviraient de bannerets, tiendraient en son nom chacun des places fortes. Arya et Sansa épouseraient quelque aîné de grande maison et iraient dans le sud régner sur leurs propres terres. Mais le bâtard, lui, que pouvait-il se flatter d’obtenir ?
« Tu ne sais de quoi tu parles, Jon. La Garde de Nuit se compose de frères assermentés. Nous n’avons pas defamille. Nul d’entre nous n’engendrera de fils. Le devoir nous tient lieu d’épouse, l’honneur de maîtresse.
— Un bâtard aussi peut être homme d’honneur ! Je suis prêt à prononcer vos vœux.
— Tu n’as que quatorze ans, tu n’es pas un homme. Pas encore. Aussi longtemps que tu n’auras pas connu de femme, tu seras incapable de concevoir à quoi tu renoncerais.
— Mais je m’en soucie comme d’une guigne !
— Parce que tu en ignores tout. Si tu évaluais exactement de quel prix se paie ce serment, tu serais peut-être moins chaud, mon fils.
— Je ne suis pas ton fils ! explosa Jon, sans plus pouvoir maîtriser son exaspération.
— Je le déplore bien assez », soupira Ben en se dressant. Puis il lui posa la main sur l’épaule et ajouta : « Ecoute…, reviens me trouver quand tu auras quelques bâtards à ton actif. Alors, nous verrons comment tu t’en portes.
— Je n’aurai jamais de bâtard, répliqua Jon d’une voix tremblante, tu m’entends ? jamais ! » répéta-t-il, venimeux. Au même instant, il prit conscience du silence qui s’était brusquement fait autour de la table, des regards tous posés sur lui. Au bord des larmes, il se leva gauchement. « Veuillez m’excuser », hoqueta-t-il en se composant vaille que vaille un air digne, puis une pirouette lui permit de se sauver dans l’espoir de cacher ses larmes. Mais il avait dû boire à son insu plus que de raison, car ses pieds s’emmêlaient sous lui et, comme il tentait de gagner la sortie, son roulis lui fît heurter une servante et envoya se fracasser au sol, dans un éclat de rire général, un flacon de vin épicé. A ce nouveau coup, il sentit des gouttes chaudes rouler sur ses joues et une main secourable le soutenir. Alors, il se dégagea violemment et se mit à courir presque en aveugle, Fantôme contre ses chevilles, vers la délivrance, la nuit…
Il trouva la cour paisible et déserte. Seule, aux créneaux du premier rempart, là-haut, veillait, frileusement enveloppée dans son manteau, une sentinelle à qui son attitude lasse et pelotonnée, son isolementdonnaient un aspect misérable, mais Jon eût volontiers pris sa place à l’instant. Hormis cela, ténèbres, ténèbres et silence tels que, subitement, Winterfell lui remémora l’image funèbre d’une forteresse abandonnée visitée jadis. Rien n’animait celle-ci que la bise, et ses pierres demeuraient obstinément muettes sur ses anciens habitants…
Parles baies ouvertes se déversaient derrière lui des flots de musique, des chants. La dernière des choses dont il eût envie. D’un revers de manche, il se torcha le nez, furieux de s’être ainsi laissé aller, et il se disposait à prendre le large quand un appel : « Hé, toi ! » le fit se retourner.
Assis sur la corniche qui surplombait la porte de la grand-salle et aussi laid qu’une gargouille, Tyrion Lannister lui grimaçait un sourire affable, qui s’enquit : « C’est un loup ?
— Un loup-garou. Il s’appelle Fantôme. » La vue du gnome avait instantanément dissipé sa détresse. « Que faites-vous donc, perché là ? Vous boudez la fête ?
— Trop chaud, trop de bruit. Puis j’avais trop bu et, si j’en crois mes éducateurs, il est malséant de dégobiller sur son frère. Tu permets que je voie ta bête de plus près ? »
Après une seconde d’hésitation, Jon opina gravement. « Dois-je aller vous chercher une échelle ?
— Du diable, l’échelle ! » ricana l’autre, et il se jeta dans le vide. Avec une stupeur mêlée d’angoisse, Jon le vit alors tournoyer comme une balle, atterrir sur les mains, rebondir vers l’arrière et s’immobiliser, pieds joints. Fantôme, lui, recula, méfiant.
Tout en s’époussetant, le nain se mit à glousser : « Désolé, je crois que je lui ai fait peur.
— Du tout », bougonna Jon qui, s’agenouillant, prit sa voix câline : « Fantôme…, viens. Allons… Là. »
A pas feutrés, le chiot s’était rapproché jusqu’à lui lécher la figure, mais son œil ne lâchait pas Tyrion et, lorsque celui-ci prétendit le caresser, ses babines se retroussèrent sur un avertissement muet. « Hou ! farouche…, commenta l’autre.