A son corps défendant, un frisson le parcourut.
« Froid ? demanda Royce.
— Un peu, marmonna-t-il. Le vent, messer. »
Sans souci de son destrier qui ne cessait de caracoler sur place ni des feuilles mortes qui les frôlaient en murmurant, le freluquet se retourna vers l’homme d’armes grisonnant et, d’un ton neutre, questionna, tout en rectifiant le drapé de ses interminables zibelines :
« A ton avis, Gared, ces gens seraient morts de quoi ?
— De froid, répondit l’autre sans hésiter, et je ne suis pas né de l’hiver dernier. La première fois que j’ai vu un homme succomber au gel, j’étais mioche. Les gens ont beau vous jeter à la tête des quarante pieds de neige et vous assener les ululements glacés de la bise, foutaises ! le véritable ennemi, c’est le froid. Il s’y prend de manière plus silencieuse que Will lui-même, il vous entame par la tremblote et les claquements de dents, vous battez la semelle en rêvant d’épices, de vin chaud, de belles et bonnes flambées. Ça, pour brûler, il brûle, sûr et certain. Rien ne brûle comme le froid. Un moment, du moins. Ensuite, il se faufile en vous, se met à vous submerger si parfaitement que vous ne tardez guère à vous abandonner. Pourquoi lutter quand il est tellement plus simple de s’asseoir et de s’assoupir ? Il paraît que c’est indolore de bout en bout. Que vous commencez par vous sentir flasque et gourd tandis que tout, autour, s’estompe, et que vous avez peu à peu l’impression de sombrer dans un océan de lait chaud. Une mort paisible, quoi.
— Quelle éloquence ! s’extasia ser Waymar. Je ne te soupçonnais pas ce talent, Gared.
— C’est qu’il m’en a cuit, beau seigneur. »
Repoussant son capuchon, Gared offrit à l’impertinent tout loisir d’admirer les hideux vestiges de ses oreilles.
« Les deux, messire. Plus trois orteils et le petit doigt de ma main gauche. A bon compte, en somme. Meilleur que mon frère. On l’a retrouvé tout raide, à son poste, avec un sourire figé. »
A quoi ser Waymar repartit, avec un haussement d’épaules : « Tu devrais t’habiller plus chaudement, Gared. »
Gared le foudroya d’un regard haineux, tandis que s’empourpraient de colère les cicatrices laissées à la place de ses oreilles par le scalpel de mestre Aemon.
« On verra, l’hiver venu, ce que vous appelez s’habiller chaudement », grogna-t-il en rabattant son capuchon.
En le voyant, sombre et muet, se tasser sur l’encolure de son bidet, Will crut bon d’intervenir :
« Si Gared dit que c’est le froid…
— Tu as monté la garde, la semaine dernière ? l’interrompit ser Waymar.
— Oui. »
Belle question ! Comme s’il s’écoulait une seule semaine sans des tripotées de factions… Que mijotait-il encore, le bougre ?
« Et l’aspect du Mur ?
— Suintant. »
C’est donc là, se renfrogna Will, qu’il voulait en venir… A contrecœur, il grommela : « Le gel n’a pu les tuer, puisque le Mur suintait. Il ne faisait pas assez froid.
— Mes félicitations, acquiesça Royce. Il a de-ci de-là vaguement gelé, ces jours derniers, neigé aussi, mais des averses éparses. En tout cas pas fait de froid assez rigoureux pour exterminer huit adultes. Surtout que, sauf votre respect, ironisa-t-il avec outrecuidance, ils étaient habillés de fourrures et de cuir, disposaient d’un abri et pouvaient sans peine faire du feu… Conduis-nous, Will. Ces morts-là, j’ai comme une démangeaison de les voir par moi-même. »
Impossible de se dérober. C’était un ordre, et l’honneur commandait d’obéir.
Will prit donc la tête, cahin-caha, sur son petit cheval poilu qui, pas après pas, tâtait prudemment le terrain à travers les fourrés. Si peu qu’il eût neigé, la nuit précédente, la croûte masquait assez de pierres, de racines et de fondrières pour surprendre les étourdis. Derrière venait ser Waymar Royce, dont le puissant destrier noir piaffait d’impatience. Exactement la monture qu’il ne faut pas pour patrouiller, mais allez faire entendre raison à son maître… ! Gared fermait la marche en ruminant toute sa rancœur.
Le crépuscule se creusait. Le ciel limpide vira peu à peu d’un rouge sombre de vieille plaie au noir d’encre, et les premières étoiles parurent, la lune émergea à demi, Will lui sut gré de sa lumière.
« Nous pourrions tout de même adopter une allure plus rapide, non ? dit Royce, une fois la lune entièrement levée.
— Pas avec votre cheval, répliqua Will que la peur rendait insolent. A moins que monseigneur ne désire nous guider lui-même ? »
Monseigneur ne daigna point relever.
Du fin fond des bois, quelque part, monta le hurlement d’un loup.
Après avoir mené sa bête sous le couvert d’un vieux ferrugier noueux, Will mit pied à terre.
« Pourquoi t’arrêter ? demanda ser Waymar.
— Autant finir à pied, messer. C’est juste en haut de cette crête. »
Royce s’accorda un moment de pause pour scruter l’horizon.
L’air de réfléchir. La bise qui chuintait d’arbre en arbre donnait à la vaste pelisse de zibeline des palpitations quasi animales dont Gared ne pouvait détacher ses yeux.
« Quelque chose ici de bizarre…, grommela-t-il.
— Ah bon ? sourit dédaigneusement le jeune chevalier.
— Ne le sentez-vous pas ? insista Gared. Ecoutez ces ténèbres… »
Will le sentait aussi. En quatre années de garde de nuit, jamais il n’avait éprouvé peur semblable. Que se passait-il ?
« Le vent. Le bruissement des frondaisons. Un loup. Vraiment pas de quoi s’affoler, Gared, si ? »
N’obtenant pas de réponse, Royce se laissa glisser de sa selle avec grâce, noua fermement les rênes de son destrier à une branche basse, bien à l’écart des autres chevaux, puis dégaina sa longue épée, dont des joyaux faisaient rutiler la poignée. A la clarté de la lune en miroita l’acier brillant. Une arme splendide, forgée au château paternel. Et toute neuve, ça se voyait. Will douta que la colère l’eût jamais brandie.
« Dans une forêt si drue, prévint-il, cette rapière vous empêtrera, messer. Un poignard, plutôt.
— S’il me faut un conseil, riposta le godelureau, je demanderai. Gared, tu restes ici pour garder les bêtes.
— Je m’occuperai aussi du feu, dit celui-ci en démontant. Sera pas du luxe.
— Tu gâtouilles ? Surtout pas de feu ! Si des ennemis rôdent dans les parages…
— Il est des ennemis qu’un feu tient au large : les ours, les loups-garous… et des tas d’autres choses… »
La bouche de ser Waymar s’amincit comme une balafre : « Pas de feu. »
Sans pouvoir rien discerner du visage de Gared sous le capuchon, Will devina un regard où flambait le meurtre. Une seconde, il redouta que le vieux ne tirât l’épée. Un vulgaire braquemart, bien moche, à la poignée décolorée par la sueur, à la pointe émoussée pour avoir trop servi, mais qu’il jaillît seulement du fourreau, et le ser nobliau, sa peau… pas un liard.
Au bout d’une éternité, Gared baissa les yeux. « Pas de feu », marmonna-t-il simplement tout bas.
Satisfait de ce qu’il prit pour de l’adhésion, Royce se détourna : « A toi, maintenant. Je te suis. »
Après avoir traversé un hallier, Will amorça l’escalade du monticule au sommet duquel un puissant vigier lui avait naguère fourni un observatoire idéal. Sous la mince croûte de neige, le terrain se révélait détrempé, boueux, singulièrement instable et truffé de souches et de rochers sournois à point pour faire trébucher. Et, cependant qu’il grimpait sans le moindre bruit, Will entendait derrière cliqueter l’élégante cotte de mailles, froufrouter les feuilles et jurer sourdement le petit seigneur quand d’aventure quelque buisson lui agrippait sa fichue flamberge ou se cramponnait à ses somptueuses zibelines.