— Sans compter que même un bâtard peut y accéder aux plus hautes responsabilités…, ajouta Ned, soudain songeur, encore que sa voix trahît encore maintes réserves. Mais il est si jeune… Il le demanderait une fois adulte, pourquoi pas ? mais à quatorze ans…
— Rude sacrifice, convint le vieux, mais ces temps sont rudes, messire. Serait-il là vraiment plus mal loti qu’à votre place vous-même ou Madame ? »
A la pensée des trois enfants qu’il lui fallait perdre, Catelyn se retint difficilement de hurler. A nouveau, Ned alla confronter à la nuit sa longue figure chagrine puis, sur un long soupir, pivota et un rompit le silence. « Hé bien, dit-il à mestre Luwin, je suppose que l’on ne saurait trouver mieux. J’en toucherai deux mots à Ben.
— Et Jon, quand l’avertirons-nous ? demanda le vieux.
— Quand je le jugerai nécessaire. Songeons d’abord à tous nos préparatifs. Il nous reste une quinzaine de jours avant de pouvoir partir. Je préférerais ne pas lui gâcher ce délai de grâce. L’été s’achèvera bien assez tôt, tout comme l’enfance… L’heure venue, je l’aviserai en personne. »
ARYA
Une fois de plus, tout partait de travers.
De dépit, elle délaissa le calamiteux spectacle de ses points pour lancer un coup d’œil du côté où Sansa cousait parmi ses compagnes. Les travaux d’aiguille de Sansa étaient incomparables. Ils ralliaient tous les suffrages. « Ils sont aussi jolis qu’elle, disait un jour septa Mordane à Mère, et elle a des doigts si fins, si déliés ! » Puis, comme lady Catelyn s’enquérait des progrès d’Arya, la vieille nonne renifla : « Arya ? des pattes de charron. »
Brusquement anxieuse que la septa n’eût surpris sa pensée, elle guigna furtivement vers l’angle opposé, mais sa tortionnaire avait mieux à faire en ce jour que de la surveiller. Assise auprès de la princesse Myrcella, elle s’éreintait en sourires, en flagorneries. C’était, de son propre aveu à la reine, une fête si rare, un privilège si précieux que d’enseigner les arts d’agrément à une altesse royale ! Certes, aux yeux d’Arya, les points de Myrcella partaient aussi quelque peu de travers, mais les airs béats de septa Mordane juraient du contraire.
Elle revint à son ouvrage puis, ne sachant comment l’amender, finit, non sans soupirs, par reposer l’aiguille et par reporter sa maussaderie sur sa sœur. Tout en travaillant, celle-ci bavardait gaiement. Blottie à ses pieds, la petite Beth Cassel, fille de ser Rodrik, buvait ses moindres propos, tandis que Jeyne Poole se contorsionnait pour lui chuchoter des choses à l’oreille.
« De quoi parlez-vous ? » demanda brusquement Arya.
Ouvrant de grands yeux effarés, Jeyne se mit à rire d’un air niais. Sansa parut interdite. Beth rougit. Arya insista : « Hé bien ? »
En tapinois, Jeyne s’assura que septa Mordane n’écoutait pas, la vit s’esclaffer, aussitôt imitée par le rond de dames, sur un mot de la princesse Myrcella.
« Nous causions du prince », répondit Sansa, de sa voix suave comme un baiser.
Du prince ? Il pouvait s’agir seulement de Joffrey. Du grand, du beau prince. Du cavalier de Sansa, durant les festivités. Pas du lardon bouffi dont elle-même avait écopé. Naturellement.
« Il a le béguin pour ta sœur », se trémoussa Jeyne, aussi flattée que d’un succès personnel. En tant que fille de l’intendant de Winterfell ou qu’amie intime de Sansa ? « Il lui a dit qu’elle était très belle…
— Il va l’épouser, prononça Beth d’une voix rêveuse en se berçant dans ses propres bras. Sansa régnera sur tout le royaume. »
Sansa sut rougir avec bonne grâce. Sansa rougissait joliment. Sansa faisait tout joliment. La joliesse même. « Voyons, Beth, protesta-t-elle dans un délicieux envol de bouclettes qui retirait à ses paroles toute âpreté, cesse de dire des sottises ! » Et, se tournant vers Arya : « Et toi, que penses-tu du prince Joffrey ? N’est-il pas d’une exquise galanterie ?
— Jon le trouve très efféminé. »
Simultanément, Sansa poussa l’aiguille et un joli soupir. « Ce pauvre Jon, s’apitoya-t-elle, sa bâtardise le rend jaloux.
— Il est notre frère ! » s’insurgea Arya, maîtrisant si peu sa véhémence que sa voix sembla fracasser la quiétude quasi vespérale où baignait la tour.
Septa Mordane dressa le sourcil. Elle avait une face anguleuse, des yeux perçants, une bouche mince, dépourvue de lèvres et d’autant plus propice aux grimaces rêches. Elle grimaça rêchement : «De quoi parlez-vous, les enfants ?
— De notre demi-frère », rectifia Sansa, aussi douce qu’intransigeante sur le choix des termes. Puis, souriant à la virago : « Arya et moi nous récriions sur la joie que nous donne la présence de la princesse. »
Septa Mordane hocha son menton pointu. « Assurément. Un insigne honneur pour nous toutes. » Myrcella salua le compliment d’un sourire vague. « Mais ! s’écria la vieille, Arya, vous ne travaillez pas ? » Debout d’un bond, elle traversa la pièce dans un grand brouhaha de jupes et d’empois. « Montrez-moi vos points. »
La petite en grinçait des dents. Tout Sansa, ça, se débrouiller pour la faire remarquer. « Voici, dit-elle en tendant son œuvre.
—Arya, Arya, Arya, ronchonna Mordane en examinant le tissu, ceci ne va pas, ceci ne va pas du tout. »
Tous ces regards posés sur elle. C’en était trop. Si le tact exquis de Sansa l’empêchait de prendre un air narquois, Jeyne, elle, faisait des mines en dessous, et la princesse ne dissimulait pas sa commisération. Sentant ses larmes prêtes à jaillir, Arya s’arracha de son siège et se rua vers la porte, talonnée par les glapissements de Mordane : « Arya ! revenez ! pas un pas de plus ! Je vous en préviens, Madame votre mère le saura ! Et en présence de notre altesse ! Vous nous couvrez d’opprobre, tous ! »
Sur le seuil, Arya stoppa net et, se mordant la lèvre, fit volte-face, en dépit des pleurs qui l’inondaient. « Daignez me permettre, madame », bégaya-t-elle en adressant un semblant de révérence gauche à Myrcella.
De stupeur, celle-ci battit des paupières, puis son regard consulta les dames sur l’attitude à adopter. Sans montrer tant d’indécision, septa Mordane se fit hautaine : « Et où donc prétendez-vous aller de la sorte, Arya ? »
L’enfant la toisa d’un œil flamboyant. « Je dois ferrer un cheval », susurra-t-elle, toute au bonheur instantané de voir le scandale ravager le museau adverse, avant de s’éclipser puis de dévaler quatre à quatre les escaliers.
Non, ce n’était pas juste. Sansa avait tout. Même deux ans de plus. A croire que ces deux ans lui avaient suffi pour tout prendre et pour qu’elle-même, en naissant, ne trouvât plus rien. D’une telle évidence… ! Sansa savait coudre, chanter, danser. Sansa écrivait des poèmes. Sansa savait s’habiller. Jouer de la harpe et du carillon. Et, pis encore, elle était belle. De Mère, elle tenait les pommettes hautes et racées, l’opulent auburn typiques des Tully. Tandis qu’elle-même venait du côté de Père. Brune et terne, elle avait une figure longue et solennelle que Jeyne, en hennissant, ne manquait jamais de nommer « ganache ». Et, du coup, que l’équitation fut le seul chapitre où elle l’emportât sur sa sœur devenait blessant. Le seul, bon…, avec celui de l’économie domestique. Sansa n’avait guère le sens des comptes. Si le prince Joffrey l’épousait jamais, il aurait tout intérêt à prendre un bon intendant…
Du poste de garde, au bas de la tour, où elle l’attendait attachée, Nymeria ne fit qu’un bond dès qu’elle l’aperçut. Arya recouvra le sourire. Sa petite louve l’aimait, si personne d’autre. Elle ne la quittait pas d’une semelle et dormait dans sa chambre, au pied de son lit. Sans l’interdiction formelle de Mère, Arya l’eût volontiers mêlée à ses travaux d’aiguille. Il aurait fait beau voir, alors…, que la septa lui cherchât noise sur ses points !