— J’en avais douze quand je tuai mon premier adversaire. Et pas avec une épée postiche, tu peux m’en croire. »
Robb se cabra sous l’outrage. « Laissez-moi l’affronter, dit-il à Rodrik, je me fais fort de le rosser.
— Alors, rosse-le avec une arme de tournoi.
— Allons, Stark…, intervint le prince d’un air dédaigneux, reviens me défier quand tu seras plus vieux. Seulement, n’attends pas de l’être trop… »
A cette saillie, le clan Lannister s’esbaudit si bruyamment que Robb se répandit en imprécations véhémentes et que Greyjoy dut le saisir à bras-le-corps pour l’empêcher de sauter sur le prince. Arya s’en mordait les poings. Ser Rodrik, consterné, se rebroussait les favoris.
Sur un bâillement simulé, Joffrey héla son petit frère : « Tu viens, Tommen ? Assez joué. Laisse ces gosses à leur récréation. »
Ce mot redoubla les éclats sardoniques des Lannister et les malédictions de Robb. Ivre de colère, ser Rodrik s’était empourpré sous ses blancs favoris. Et, sans l’implacable étau des bras de Theon, les princes et leur suite ne s’en fussent pas tirés si impunément.
A la grande surprise d’Arya, Jon les regarda s’éloigner d’un air étrangement paisible. Ses traits avaient pris l’aspect lisse de l’étang dans le bois sacré. Sautant à terre, il dit posément : « La pièce est finie », puis s’inclina pour câliner Fantôme entre les oreilles. Aussitôt debout, celui-ci vint se frotter contre ses jambes. « Quant à toi, sœurette, tu feras bien de regagner ta chambre au triple galop. Septa Mordane doit y être à l’affût et, plus tu te caches, plus dure sera la sanction. Garde-toi que, pour ta peine, l’on ne te condamne à coudre tout l’hiver prochain. Imagine qu’à la débâcle on te découvre dans la glace avec une aiguille coincée dans tes doigts gelés ? »
Elle ne goûta pas la plaisanterie. « Je hais ces travaux de dame ! écuma-t-elle, ce n’est pas juste !
— Rien n’est juste », repartit-il en l’ébouriffant une dernière fois avant de s’éloigner, Fantôme à ses côtés. Nymeria s’élança derrière eux puis, s’apercevant que sa maîtresse n’avait pas bougé, revint sur ses pas.
A contrecœur, Arya prit la direction opposée.
Pour affronter une épreuve autrement redoutable que ne se le figurait Jon. Là-bas l’attendait certes septa Mordane. Mais avec Mère.
BRAN
La chasse s’ébranla dès l’aube vers le sud. Le roi désirait dîner de sanglier. Le prince Joffrey accompagnant son père, Robb avait obtenu la permission de se joindre aux chasseurs. Oncle Benjen, Jory, Theon, ser Rodrik, nul n’y manquait, pas même l’inénarrable Tyrion. Après tout, c’était la dernière.
Bran se retrouva donc seul avec Jon, les filles et Rickon. Mais Rickon n’était qu’un bambin, les filles que des filles, et Jon, tout comme Fantôme, se révéla introuvable. A dire vrai, Bran ne poussa guère ses recherches, car il croyait que Jon lui en voulait. Jon semblait en vouloir au monde entier, depuis quelques jours, mais pourquoi ? mystère. Il allait partir pour le Mur avec Oncle Ben et entrer dans la Garde de Nuit. Trouvait-il cela beaucoup moins plaisant que de suivre le roi dans le sud ? Seul Robb demeurerait à Winterfell, en tout cas…
Depuis l’annonce de son départ, Bran vivait dans l’impatience. Sur la route royale, il monterait son propre cheval, pas un poney, un vrai cheval. Et la promotion de Père à la Main du Roi leur permettrait d’habiter le Donjon Rouge qu’à Port-Réal s’étaient jadis bâti les seigneurs du dragon. Vieille Nan l’affirmait peuplé de spectres, creusé d’oubliettes abominables, tapissé de crânes de dragons. Rien que d’y songer lui donnait le frisson, mais il n’avait pas peur pour autant. Peur de quoi, s’il vous plaît ? Père serait là, sans parler du roi, de ses chevaliers, de ses lames-liges.
Lui-même, un jour, serait chevalier. Chevalier de la garde royale. Les plus fins bretteurs du royaume en faisaient partie, selon Vieille Nan. Sept en tout et pour tout. Ils portaient une armure blanche et, au lieu de se marier, d’avoir des enfants, se vouaient au seul service du roi.La tête farcie de prouesses, Bran se repaissait de cent noms mélodieux. Serwyn au Bouclier-Miroir. Ser Ryam Redwyne. Prince Aemon Chevalier-Dragon. Les jumeaux ser Erryk et ser Arryk, célèbres pour s’être entre-tués des sièclesauparavant, lors de la guerre que les rhapsodes appelaient Danse des Dragons et au cours de laquelle le frère avait combattu sa sœur. Le Taureau Blanc. Gerold Hightower. Ser Arthur Dayne, l’Epée du Matin. Barristan le Hardi.
Deux de ses gardes personnels escortaient présentement Robert. Bouche bée devant eux, Bran n’avait osé leur dire un seul mot. Ser Boros était un joufflu chauve, ser Meryn avait des yeux languides et une barbe rouille. Assurément, ser Jaime Lannister évoquait mieux la chevalerie des légendes, mais il avait beau faire également partie du fameux cénacle, le régicide l’avait, à en croire Robb, totalement discrédité. Ainsi, le plus éminent demeurait ser Barristan Selmy, Barristan le Hardi, Grand Maître de la Garde, que Père avait promis de leur faire connaître, à Port-Réal. Depuis lors, en cochant les jours sur son mur, Bran trompait sa fièvre de partir, de découvrir un monde jusqu’alors simplement rêvé, d’entamer cette vie nouvelle qu’il ne parvenait guère à imaginer.
Or, maintenant, l’imminence même du bonheur le plongeait dans un marasme affreux. Il allait quitter Winterfell, le seul lieu du monde où il se fut de tout temps senti chez lui. Il lui fallait dès aujourd’hui, Père l’avait prévenu, faire ses adieux. La chasse partie, il s’y était employé, parcourant en tous sens le château dans l’intention d’aller, escorté de son loup, voir Vieille Nan et Gage le cuisinier, puis le forgeron Mikken, puis Hodor le palefrenier qui, hormis sourire de toutes ses dents et soigner le poney, ne savait que répéter « Hodor », puis le jardinier des serres qui, à chaque visite, lui donnait une mûre, puis…
Peine perdue. Dans l’écurie par où il avait débuté, la vue du poney dans sa stalle le bouleversa. Ce n’était plus son poney. Monté sur un vrai cheval, il laisserait le poney ici. L’envie le prit, là, tout à coup, de s’asseoir par terre et de pleurer toutes les larmes de son corps. Aussi prit-il ses jambes à son cou avant que Hodor ou personne pût voir son désarroi. Là s’arrêta sa tournée d’adieux. Il préféra passer la matinée dans le bois sacré, tout seul avec son loup, tâchant de lui apprendre à rapporter un bâton. Vainement. Aucun chien du chenil de Père n’était plus vif que l’animal, et Bran ne doutait pas qu’il ne comprit tout à demi-mot, mais quant à courir après du bois…
Pour la centième fois, il tenta de lui trouver un nom. Impressionné par la célérité du sien, Robb l’avait appelé Vent Gris. Sansa s’était contenté de Lady. Arya avait déniché dans quelque rengaine cette vieille sorcière de Nymeria, petit Rickon avait choisi Broussaille d’un bêbête pour un loup-garou… ! –, Jon nommé Fantôme de son albinos. Mais pour celui-ci, quinze jours de réflexion, de projets, d’esquisses n’avaient rien donné de satisfaisant.
Lassé à la fin de lancer des bâtons, la tentation le prit d’un brin d’escalade. Les événements l’avaient empêché depuis des semaines de grimper à la tour en ruine, et l’idée que l’occasion s’en présentait peut-être pour la dernière fois acheva de l’y résoudre.
A toute jambes, il traversa le bois sacré en prenant au plus long pour contourner l’étang de l’arbre-cœur. Ce dernier le terrifiait depuis toujours. Les arbres ne devraient pas avoir d’yeux, trouvait-il, ni de feuilles en forme de mains. Il atteignit ainsi le vigier qui se dressait auprès du mur de l’arsenal et, comme son loup se pelotonnait contre ses chevilles, il ordonna : « Tu restes ici. Couché. Bien. Sage, maintenant. »