— Tu ne dis rien ? C’est donc que j’ai raison. Mais, Gilles, tu sais très bien que tu ne peux partir sur cette équivoque, tu sais très bien que Dieu ne se contente pas d’à-peu-près. Si l’homme est un imposteur, Judith est toujours ta femme et le demeurera jusqu’à ce que la mort vous sépare. Voilà la loi divine et tu sais très bien que tu ne peux pas lui échapper !
Vaincu, Gilles baissa la tête.
— Je sais. Je l’ai toujours su. Soyez sans crainte, je ne vous décevrai pas. J’irai à Vannes…
— Non. C’est moi qui irai. On m’y connaît. J’y possède des amitiés, des intelligences. Ce serait bien le Di… ce serait bien surprenant si je ne parvenais pas à découvrir la vérité. Va voir Rozenn et puis rentre à Lorient. Je t’y enverrai de mes nouvelles. Mais, dis-moi… le roi ?
— Eh bien ?
— Lui as-tu demandé ton congé ? Que tu sois mal en cour étant donné tes relations avec Monsieur et qu’on ne souhaite pas t’y voir ne te délie pas de tes engagements envers notre sire. L’as-tu vu ?
— Non, c’était impossible. Après la découverte du trésor, je suis retourné à Paris, bien entendu. M. de Beaumarchais avec qui je suis, dès à présent, en affaires, m’a fait connaître les ordres du roi et j’ai eu l’honneur d’être reçu, en son hôtel de Paris, par M. le comte de Vergennes. Il est fort malade et… je crains bien que la France ne perde bientôt le meilleur ministre qu’elle ait eu depuis longtemps mais il a fait l’effort de me recevoir pour m’apprendre comment je peux encore servir le roi en terre d’Amérique. J’y verrai le général Washington, qui me veut du bien et essaierai d’obtenir de lui que le Congrès accepte de se pencher sur l’énorme dette financière que les insurgents ont contractée envers la France et dont il semble que plus personne ne se soucie.
— Te voilà ambassadeur ?
— Messager, tout simplement. Et messager officieux mais il faut faire avec ce que l’on a et Annapolis fait la sourde oreille tandis qu’à Paris, Thomas Jefferson joue les innocents lorsqu’on lui parle argent. Une seule chose l’intéresse : transformer le port de Honfleur en port franc pour les marchandises américaines car, à présent, c’est tout juste si le Congrès ne nous reproche pas d’avoir mis un terme, en aidant les insurgents, au commerce avec l’Angleterre.
L’abbé se mit à rire.
— La reconnaissance est un très lourd fardeau, mon fils. Certes, j’admire le courage de ce peuple mais j’ai bien peur que le roi ne se reproche longtemps d’avoir ainsi soutenu des idées aussi libérales. Il a, en quelque sorte, introduit le loup dans sa bergerie et un loup dont on a un peu trop oublié, en France, qu’il n’y a pas si longtemps, il se battait aux côtés de l’Angleterre pour nous arracher le Canada. Eh bien, il me reste à souhaiter que tu réussisses dans cette tâche délicate et que tu trouves le bonheur outre-Atlantique… mais je regrette un peu que tu ne choisisses pas de t’installer ici, en terre bretonne. Si tu ne peux avoir La Hunaudaye, pourquoi ne pas acheter un autre domaine ?
— J’y songerai plus tard, peut-être, quand j’aurai perdu tout espoir de la reprendre. Pour l’instant, je préfère regarder vers l’Occident. Si importante qu’elle soit, une fortune finit toujours par fondre si on ne la fait pas fructifier… et je crois que, pour l’instant, l’avenir est de l’autre côté de l’Océan. Et puis, pourquoi renoncerais-je à ce que l’on m’a donné ?
M. de Talhouet se leva, sourit et vint prendre le bras de son filleul pour remonter dans sa chambre.
— Peut-être as-tu raison. C’est l’avenir qui nous le dira mais j’avoue une peine égoïste à la pensée de te perdre de nouveau, surtout si peu de temps après t’avoir si miraculeusement retrouvé.
— Vous ne me perdrez pas ! protesta Gilles. Je ne pourrais pas supporter l’idée de ne jamais revenir… surtout si les événements faisaient que l’on ait besoin de moi.
— Ce n’est pas à souhaiter. Quand penses-tu partir ?
Gilles se sentit rougir.
— Mon bateau va être prêt. Je pensais mettre à la voile dans une quinzaine de jours. Mais…
— Mais il faut d’abord savoir ce qu’il en est de Judith, dit l’abbé gravement. Et puis, tu n’es pas si pressé : la mer est dure en janvier, surtout pour des femmes…
Le temps, qui se contentait d’être froid, parut dès le lendemain lui donner raison en déchaînant une violente tempête sur les côtes bretonnes. Le vent se mit à souffler avec fureur, empêchant toute sortie de navires. Des vagues énormes se jetaient à l’assaut du grand môle de Lorient et de la citadelle de Port-Louis, le port militaire qui lui faisait face de l’autre côté du Blavet dont les deux villes jumelles, le vieux port de Vauban et la cité, plus jeune, née de la Compagnie des Indes, contrôlaient l’estuaire.
La nuit était tombée depuis un moment déjà quand Gilles quitta l’enclos de la Compagnie qui s’élevait à quelque distance de la ville, près du confluent du Scorff c’est-à-dire au fond de l’estuaire qui lui assurait un abri incomparable. Il se hâtait car il avait rendez-vous avec l’un des plus puissants négociants de Lorient, M. Besné, pour régler avec lui un contrat de participation dans l’armement d’un gros trois-mâts carré, le Président qui partirait au printemps pour les Grandes Indes.
Son propre navire, le Gerfaut, était pratiquement achevé et Tournemine, heureux comme un enfant de posséder ce superbe coursier des mers, s’était attardé plus que de raison à contempler la belle coque couleur de châtaigne relevée de filets d’or et la figure de proue toute neuve, figurant l’oiseau chasseur qui était son emblème et qui étalait ses ailes d’or à l’extrémité de l’étrave noire. Il en avait oublié l’heure et il s’en voulait car il s’était proposé d’aller, avant son rendez-vous, faire une courte visite à la famille Gauthier qu’il avait installée, en attendant l’embarquement, dans une coquette maison proche de la place d’Armes, afin d’éviter à Anna et surtout à Madalen, la promiscuité d’une auberge, si élégante fût-elle et l’admiration indiscrète que n’eût pas manqué de susciter la beauté de la jeune fille. Rozenn y était installée elle aussi, à présent…
La violence du vent le surprit au sortir de l’enclos. Depuis que le ministre des Finances, Calonne, avait ressuscité, deux ans plus tôt, la Compagnie défunte, ses entrepôts et chantiers de construction avaient bénéficié d’un puissant renforcement de ses protections contre le mauvais temps et l’on y sentait assez peu la tempête. Affronté à de véritables rafales, Merlin, en dépit de sa force, ne put mener son maître qu’au pas et lorsque tous deux atteignirent l’auberge de l’Épée royale où Gilles et Pongo avaient leurs quartiers, il était tard. M. Besné était déjà reparti se contentant de laisser un message disant qu’il se rendait à son entrepôt où il resterait jusqu’aux environs de neuf heures pour vérifier des connaissements urgents.
Connaissant le goût de son nouvel associé pour le vin de Bourgogne, Tournemine s’en fit remettre deux bouteilles par le patron de l’Épée royale et, à pied cette fois, prit la direction du port.
En dépit de la nuit et du temps, l’activité n’y était pas éteinte. Face à la forêt de beauprés, de huniers et de martingales qui se dressaient au-dessus des quais comme les antennes de monstrueux insectes, les maisons de beau granit bleu formaient une frise sans fin de tavernes d’où s’échappaient des chansons, des rires et, à intervalles irréguliers, des bruits de coups ou des imprécations. Çà et là, des matelots ivres étaient échoués dans le ruisseau, insoucieux des chariots qui passaient, dans un fracas de tonnerre, sur les pavés. D’autres titubaient entre les véhicules ou les piles de tonneaux et de ballots entassés sur le quai, attendant d’être embarqués ou ramenés dans les entrepôts.