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La résurrection de Lorient, depuis à peine deux années, était une chose étonnante. Enfant, Gilles avait connu assez calme et un peu endormie cette belle cité bien construite, alignant ses maisons de granit le long d’un éventail de rues larges partant de la porte principale. Au temps du Roi-Soleil, elle avait été construite avec une élégante sobriété autour de sa place d’armes terminée par une terrasse à balustrade plantée d’ormeaux, sa tour de la Découverte haute de plus de cent pieds et le noble ordonnancement de ses bâtiments administratifs, de sa maison des ventes et de son puissant arsenal où s’allongeaient les longs canons de bronze ciselé.

La mort de la Compagnie avait endormi Lorient et elle s’était réveillée, comme une belle au Bois Dormant, quand le drapeau de la nouvelle Compagnie des Indes avait été hissé au mât de l’Enclos remis à neuf. Depuis, s’y entassaient de nouveau tous les métiers de la mer, les voiliers, les cordiers, les poulieurs, les shipchandlers, les marchands d’habits et d’instruments de précision, les commerçants de toutes sortes mêlés aux fonctionnaires, aux officiers, aux armateurs et aux constructeurs de navires.

À cette heure déjà tardive on déchargeait encore. Un lourd navire arrivé la veille de Saint-Domingue chargé à ras bords de sucre, de mélasse, de café et d’indigo laissait couler jusqu’à la terre bretonne la richesse de ses entrailles. Plus loin, des gabarres déchargeaient du bois de charpente et des blocs de pierre et une galiote venue de Curaçao apportait des teintures.

Gilles s’attarda un instant à contempler ce spectacle qu’il jugeait réconfortant puis quitta le quai pour prendre une rue étroite qui conduisait à l’entrée arrière des entrepôts Besné, les grandes portes donnant sur le port étant déjà soigneusement bouclées.

Cette rue n’en était pas vraiment une mais un cul-de-sac ouvert entre l’entrepôt et une auberge d’assez mauvaise réputation et sans autre sortie que le passage voûté donnant sur le quai. C’était sur ce passage que s’ouvrait la porte de l’auberge, porte basse, enfoncée de quelques marches dans le sol.

Quand le chevalier s’avança dans l’ombre plus dense du passage, il ne remarqua pas deux silhouettes tapies sur les marches et continua son chemin vers l’entrée des magasins. Mais le sens inné qu’il avait du danger le fit se retourner brusquement et il aperçut, dessinées sur le fond plus clair du port, deux formes noires armées de gourdins.

Sa main chercha la garde de son épée avant de se souvenir qu’il n’était armé que de deux bouteilles. Le plus grand des malandrins tapota contre sa paume son instrument de persuasion et Gilles, fixant son regard sur le gourdin, fit semblant de reculer de crainte sachant bien que, par ce geste, le drôle cherchait à détourner son attention du comportement de son compagnon qui était en train de passer subrepticement sur sa gauche dans l’intention de l’assommer par-derrière.

Instantanément, Gilles fut prêt. Tandis que l’une des bouteilles partait comme un projectile en direction du plus grand, il tomba sur un genou au moment où son second ennemi le chargeait par-derrière afin de recevoir l’attaque. Le gourdin était levé pour retomber sur lui. Il pivota vivement sur son genou, passa sous le bâton, fit trébucher son adversaire et, le saisissant aux chevilles au prix d’un effort herculéen le fit tournoyer pour l’envoyer tête première dans l’estomac de son compagnon.

Malheureusement, son effort fait, il dut s’accroupir de nouveau pour retrouver son équilibre et s’entama la main sur l’un des débris de verre laissés par la bouteille. Cela donna aux deux autres le temps de se relever et bientôt ils se dressèrent en face de lui plus menaçants qu’auparavant.

— À moi ! cria Gilles sans grand espoir d’être entendu. À l’aide !

Ce fut au moment précis où les deux malandrins s’élançaient sur lui avec un grognement de triomphe que, sortis on ne savait d’où, trois hommes leur tombèrent dessus par-derrière et les maîtrisèrent en un rien de temps. En même temps, la porte de l’auberge ouverte (les trois hommes devaient en venir) apporta quelque lumière à une situation qui en manquait singulièrement. Gilles occupé à envelopper sa main blessée dans sa cravate vivement arrachée de son cou vit que l’un de ses agresseurs gisait à terre sans connaissance, proprement assommé tandis que l’autre se débattait aux mains de deux solides gaillards vêtus comme des valets de maison bourgeoise.

Le troisième de ses sauveteurs, un homme de taille moyenne emballé jusqu’aux yeux dans un grand manteau noir rejoignant presque le bord du chapeau enfoncé jusqu’aux sourcils, considérait sa prise avec une satisfaction certaine après avoir écouté ce que lui murmurait à l’oreille l’un de ses valets.

— Ainsi, dit-il d’une voix dont l’accent étranger attira l’attention de Gilles, vous êtes ce Morvan qui opérait dans la police parisienne il y a environ un an et demi et qui en a été chassé à la suite d’un vol… bien que l’on n’y soit ni fort difficile ni fort délicat ?

— Et après ? grogna l’autre. En quoi cela vous regarde ?

— Cela me regarde beaucoup, mon garçon, car j’ai des comptes à régler avec vous. Moi aussi, vous m’avez volé… et si vous voulez tout savoir, je vous cherchais.

Passionnément intéressé, Gilles s’était avancé de façon à voir en pleine lumière le visage de son ancien agresseur et ne put retenir une exclamation de surprise.

— Morvan ! Morvan de Saint-Mélaine ! Enfin, je te retrouve !

Il avait bondi, bousculant l’homme au manteau pour empoigner le revers de l’habit râpé du malandrin. Du malandrin qui n’était autre que le dernier frère de Judith, l’un des deux hommes qui prétendaient avoir tué le docteur Kernoa.

— Il ne manquait plus que celui-là ! grogna le prisonnier, le bâtard, à présent !

Un petit rire se fit entendre.

— Ma foi, monsieur de Tournemine, la rencontre m’est heureuse car vous êtes l’un des rares hommes que j’ai quelque plaisir à rencontrer dans ce pays de malheur. J’espère que vous n’oubliez pas plus vos anciens amis que vos vieux ennemis ?

Et Gilles, stupéfait cette fois, vit qu’entre le chapeau à large bord et le pan du manteau apparaissait à présent le visage bien connu de Cagliostro.

— Vous ? murmura-t-il. Vous, ici ? Je croyais que…

— Que j’avais été banni du royaume ? C’est vrai et je le suis toujours. Je vis à Londres, à présent, ou plutôt j’essaie de vivre car lors de mon arrestation j’ai été volé indignement. Les gens de police ont fait main basse sur bien des objets de valeur mais surtout sur des papiers qui sont pour moi d’une importance extrême. C’est la raison pour laquelle je me suis décidé à repasser la Manche. Certains des affiliés parisiens de ma loge égyptienne m’ont fait savoir que mon voleur avait quitté, par force, la police et officiait à présent aux alentours des riches cargaisons de la Compagnie des Indes. On ma dit le cabaret où il tenait ses assises et je suis, grâce à Dieu, arrivé à temps pour vous tirer de ses griffes, tout comme, jadis, vous m’aviez tiré d’autres griffes autrement plus cruelles.

— Je vous en prie, ne rappelez pas cela. Ce soir, vous m’avez sauvé la vie et c’est tout ce dont je veux me souvenir. Merci, monsieur le comte… Mais, à présent, me direz-vous ce que vous comptez faire du sieur Morvan ?

— Si vous voulez bien m’accompagner, vous le verrez. J’ai loué, près d’ici et sous un faux nom naturellement, une maison fort commode pour entendre les confessions. D’ailleurs, vous êtes blessé et la sagesse serait, je crois, de vous laisser soigner. Holà, vous autres, emmenez-moi ça à la maison ! Nous vous suivons !