La voix de Morvan rendait un tel son de vérité que Gilles n’insista pas. Le doute n’était plus permis. L’homme qui vivait auprès de Judith n’était bel et bien qu’un imposteur. Mais alors comment se faisait-il qu’elle soutînt si fermement qu’il était bien l’homme épousé jadis ?
— Encore un mot ? Peux-tu me décrire ce Kernoa ?
— Bien sûr, on l’a suffisamment observé avant d’attaquer. Un assez beau type, à peu près de ma taille, blond foncé et même un peu rousseau, une gueule qui pouvait plaire à une fille mais avec des yeux d’enfant de Marie.
— D’enfant de Marie ?
— Oui, des yeux du ciel, candides et tout…
Revoyant l’étonnant regard d’or brasillant du compagnon de Judith, Gilles comprit qu’à présent il tenait vraiment la preuve de l’imposture car même si Morvan se trompait, contre toute vraisemblance, sur l’état du cadavre, il n’avait aucune raison de se tromper sur la couleur des yeux de sa victime qui semblait l’avoir frappé.
— C’est bien, dit-il en se redressant. Je te remercie. À présent, je vais tenir ma promesse. Monsieur de Cagliostro, ajouta-t-il en se tournant vers le comte, je vous demande de poser à cet homme, sans violence, les questions que vous souhaitez lui faire entendre car je ne pourrais que m’opposer à toute voie de fait contre lui. Il n’y a plus aucun doute pour moi qu’il soit réellement et définitivement mon beau-frère…
— Oh ! allez-y ! fit Morvan. Maintenant que j’ai commencé à répondre, je dirai tout ce que vous voulez. Mais tirez-moi de là, je crève de chaud.
On l’emmena à l’autre bout de la pièce, on le délia et même on lui tendit un verre de vin qu’il avala d’un trait.
— Ça va mieux ! Qu’est-ce que vous voulez savoir ?
Cagliostro posa calmement quelques questions touchant ce qui s’était passé après son arrestation. Morvan admit docilement qu’en dépit des scellés, il était revenu, de nuit et avec un confrère, visiter plus complètement l’hôtel de la rue Saint-Claude. Ce qui l’intéressait, lui, c’étaient bien sûr les objets d’art, l’argenterie, les tapisseries, tout ce qui pouvait se changer en belle monnaie d’or. Mais, l’autre, c’étaient les papiers qu’il recherchait. Et quand Morvan lui en eut fait la remarque, il se contenta de ricaner.
— Ces papiers que tu dédaignes représentent plus d’or que tu n’imagines. Le tout est de savoir à qui on les remet. J’ai appris, alors, conclut Morvan que le « client » de Bouvet…
— Il s’appelait Bouvet ? interrompit Cagliostro qui s’était mis à prendre des notes.
— Oui. Bouvet, Jean-Louis… J’ai donc appris que son client était un grand seigneur de l’entourage du comte de Provence, un Provençal, je crois, un certain comte de Modène…
Cagliostro cessa d’écrire et, lentement, remit son carnet et son crayon dans sa poche. Son visage s’était brusquement fermé, assombri et comme Gilles, qui l’observait, s’en inquiétait, il se contenta de hausser les épaules avec lassitude.
— Je vais repartir avec la marée de cette nuit si la tempête s’achève. Je n’ai plus rien à faire ici.
— Pourquoi ? Renoncez-vous si vite ? Je croyais que ces papiers étaient pour vous d’une telle importance…
— Ils l’étaient, en effet, ils le sont toujours mais, à présent, plus je mettrai de distance entre eux et moi et mieux je me porterai. Ils sont entre les mains de Monsieur. Autant dire qu’aucune force au monde ne pourra me les rendre. Adieu, monsieur de Tournemine, je crois que, sur cette terre, nous ne nous reverrons jamais car, à présent, c’est vers ma fin que je vais avancer et, en tout état de cause, je ne reviendrai jamais en France…
— Et moi ? fit Morvan, hargneux. Qu’est-ce que vous faites de moi ? Je peux m’en aller ?
— Tu peux ! dit Gilles. Mais où veux-tu aller, à présent ? Reprendre ton fructueux commerce de vol et de truanderie ?
Le plus jeune des Saint-Mélaine haussa les épaules puis levant un bras montra les déchirures de son habit.
— Fructueux, vous croyez ?… Je n’ai plus le choix. Une fois qu’on est parti sur ce chemin, il faut aller jusqu’au bout.
— Même si le bout du chemin c’est le gibet ? Un Saint-Mélaine pendu comme un croquant, tu trouves ça normal ? Pourquoi ne retournes-tu pas au Frêne ? C’est ta maison, à toi seul à présent que Tudal est mort…
— Pour y faire quoi ? Crever de faim entre des murs lépreux et un toit qui ressemble à une passoire ? J’aime encore mieux la corde…
Gilles haussa les épaules.
— Passe demain à l’auberge de l’Épée royale et demande-moi. Je te remettrai une somme suffisante pour que tu puisses recommencer à vivre… proprement. Pour essayer tout au moins. M’en donnes-tu ta parole ?
L’autre eut une grimace dont on ne pouvait savoir si elle était un essai de sourire ou le début des larmes.
— Ma parole ? Vous avez le courage d’y croire, vous ?
— Pourquoi pas ? Si toi tu veux y croire le premier ?
Il y eut un court silence puis Morvan, traînant les pieds, se dirigea vers la porte qu’il ouvrit. Mais, au seuil, il se retourna et, cette fois, sourit franchement.
— J’essaierai ! Tu as ma parole ! Adieu… beau-frère !
Et il disparut…
Quelques minutes après son départ, Gilles quittait la maison du rempart pour rentrer à l’Épée royale. Il y avait longtemps qu’il ne s’était senti d’humeur aussi noire…
Un instant, passant en vue des ormeaux de la place d’Armes, il avait eu envie d’aller jusque chez Anna Gauthier, ne fût-ce que pour retrouver un peu de sa sérénité de tout à l’heure en contemplant le doux visage de Madalen mais il avait lutté contre cet entraînement qui, à présent, devenait dangereux.
Son devoir, il s’inscrivait devant lui en lettres intransigeantes et Madalen, quel que soit le rêve qu’elle avait fait naître durant quelques mois, ne devait plus, ne pouvait plus être pour lui autre chose que la fille d’Anna, la fille de celle qui gouvernerait sa maison au nom d’une maîtresse. Une maîtresse qui ne pouvait plus être que Judith.
Et parce qu’il était certain, à présent, d’être lié à Mlle de Saint-Mélaine, pour le meilleur et pour le pire, devant Dieu et devant les hommes et jusqu’à ce que la mort les sépare, Gilles de Tournemine, en arrivant à l’auberge, se fit monter dans sa chambre une dame-jeanne de vieux rhum de la Jamaïque et entreprit de s’enivrer superbement…
1. Voir le Gerfaut des brumes, tome I.
CHAPITRE XVI
UN AUTRE CHEMIN…
Anne de Balbi quitta le canapé sur lequel elle se tenait à demi étendue et marcha vers la fenêtre aux vitres de laquelle apparaissaient les fleurs pâles du givre. Sa robe de velours bleu sombre ourlée d’hermine ne fit aucun bruit sur le tapis et la jeune femme demeura un moment immobile et silencieuse, regardant sans le voir le jardin enseveli sous la neige et laissant ses longs doigts fins éplucher machinalement les fleurs fanées d’une jardinière de vieux Sèvres disposée devant la fenêtre.
— Ainsi, dit-elle au bout d’un moment, tout est bien décidé ? Tu pars ?
Debout, à quelques pas d’elle, le dos à la cheminée, Gilles la regardait sans parvenir à se défendre d’une émotion inattendue. Venu pour une courtoise visite d’adieu, il découvrait que cet adieu lui était plus pénible qu’il n’aurait cru, que cette femme, si longtemps détestée mais ardemment désirée, avait fini par trouver le chemin de son cœur et par s’y faire une place plus large peut-être que lui-même ne l’imaginait.