— Vrai ! fit l’autre, l’œil sur le tranchant du couteau de Pongo.
— Qui es-tu ?
— Le secrétaire de M. le comte de Modène. Son secrétaire et son élève. Je me nomme Carlo Mariani…
— Son élève ? C’est de lui que tu tiens l’art d’endormir les femmes trop nerveuses ?
Les yeux de Mariani s’effarèrent.
— Il faut que vous soyez le Diable pour savoir cela…
— Que je sois le Diable ou quelqu’un d’autre, peu importe ! C’est bien cela ?
— C’est bien cela ! M. le comte avait pris l’habitude depuis qu’elle était revenue chez Monsieur, d’endormir… Mlle de Latour. C’est un excellent sujet. C’est ainsi qu’il a appris toute la vérité sur elle, sur sa vie d’autrefois et sur son mariage avec un certain docteur Kernoa dont elle a fait un assez bon portrait pour qu’il soit possible de le ressusciter. J’ai bien appris mon rôle et, ensuite, il n’a pas été difficile de la persuader de mon retour à la vie. À présent, je vous en supplie, retirez ce couteau ! Je… je ne pourrais pas supporter de le voir mourir.
— Tu l’aimes à ce point ? fit Gilles, sarcastique. Accepterais-tu de mourir à sa place ?
— Oui… oui, je crois que j’accepterais. Voyez-vous, la seule idée de vivre sans lui m’est insupportable…
— Vous entendez, madame ?
Un bruit de soie froissée et un soupir douloureux lui répondirent. Quand il se tourna vers elle, laissant Mariani aux soins de Winkleried, Judith venait de s’évanouir et gisait sur le tapis dans la grande corolle verte de sa robe…
Un instant, il la regarda. Évanouie, elle ressemblait étonnamment, la robe en plus, à l’adolescente qu’il avait un soir étendue sur l’herbe verte, au bord du Blavet d’où il venait de la sortir. Comme elle était jeune encore ! Et fragile, et touchante en dépit de ce caractère fantasque et instable ! Elle était si pâle qu’il craignit un instant de l’avoir tuée.
S’agenouillant auprès d’elle, il colla un instant son oreille sur le sein gauche, entendit le cœur battre lentement mais régulièrement.
— Va chercher sa femme de chambre, ordonna-t-il à Pongo. Dis-lui de mettre dans un sac le nécessaire pour un voyage et rejoins-nous dans la voiture. Ah ! apporte-moi aussi un manteau chaud.
Soulevant la jeune femme inerte dans ses bras, il alla la porter sur un canapé.
— Qu’est-ce qu’on fait de tout cela ? demanda Winkleried en désignant les trois prisonniers.
— On les ficelle et on les porte dans le jardin, assez loin de la maison à laquelle on va mettre le feu. Tenez, fit-il encore en raflant l’argent que Mariani comptait tout à l’heure, mettez ça dans les poches de ce misérable ! Au moins il aura les moyens de prendre le large. Cela lui évitera la vengeance de Monsieur. C’est un homme qui a horreur des maladroits…
Comme Pongo revenait armé d’une pelisse doublée de renard il en emballa soigneusement Judith avant de la reprendre dans ses bras et de la porter jusqu’à la voiture que Malavoine avait été chercher en courant et avait fait entrer dans le jardin après avoir envoyé le concierge abasourdi au pays des rêves grâce à un magistral coup de poing.
Un quart d’heure plus tard, tandis que les voitures redescendaient vers les boulevards, le quartier s’éveillait au crépitement des flammes qui s’envolaient par les fenêtres grandes ouvertes de l’ancienne folie Richelieu. La tête de Judith appuyée à son épaule, Gilles regardait sans le voir défiler le Paris nocturne. Tant de fois il avait rêvé de ce départ à deux pour une vie nouvelle, pour un véritable bonheur ! Et, cette nuit, il n’éprouvait rien de ce bonheur qui aurait dû normalement être le sien.
Une phrase, que lui avait dite un jour, il y a bien longtemps, la vieille Rozenn sa nourrice lui trottait dans la tête.
— Quand on veut quelque chose très fort et que l’on s’est honnêtement battu pour cette chose, presque toujours la vie la donne, un jour ou l’autre. Le malheur, c’est qu’elle vient quelquefois trop tard…
Trop tard ! Était-il vraiment trop tard pour Judith et pour lui ? Qu’y avait-il au bout de ce chemin qui allait s’ouvrir demain sous l’étrave du Gerfaut dans la longue houle grise de l’Atlantique ? D’autres batailles, d’autres joies, d’autres soleils… ou la nuit éternelle ou ce que l’on appelle la vie, tout simplement ?