— Quelqu’un vous attendra, quelqu’un vous aidera, quelqu’un enfin vous emmènera et vous cachera jusqu’à ce que vous puissiez reparaître sous une autre identité tandis que l’on enterrera un cadavre sous votre nom. Plus tard, peut-être, vous pourrez ressusciter et nous en parlerons car, bien sûr, je vous donnerai les moyens de me rencontrer. Ah ! Prenez encore ce canif, il est solide et vous pourrez en avoir besoin… À présent, venez. Le jour va bientôt paraître et il faut que je vous fasse reconduire en prison. À propos, vous êtes seul dans votre cachot ?
— En tant que prisonnier, oui, sire. Mais mon serviteur indien m’a suivi et partage ma captivité.
— Parfait. À deux les choses seront un peu moins difficiles. Mettez tout ceci dans vos poches et redescendons.
— Sire ! pria Gilles ému, avant de sortir, le roi permet-il que je lui dise combien je lui suis reconnaissant, combien…
— C’est inutile, monsieur. C’est à moi et à mes enfants que je rends service en nous conservant un serviteur de votre valeur. En échange et quand vous aurez retrouvé votre liberté d’action vous essaierez de nous protéger des attaques de celui dont nous savons, vous et moi, qu’il est notre pire ennemi. Je vous reverrai dès que ce sera possible… si Dieu permet que vous sortiez vivant des fossés de la Bastille…
En revenant vers son cabinet de géographie, Louis XVI interpella Winkleried.
— Commandez l’escorte et la voiture, baron ! Le chevalier de Tournemine retourne à la Bastille.
Un émouvant mélange de déception et de désarroi se peignit sur le large visage du jeune Suisse.
— Sire ! murmura-t-il atterré, le roi ne veut pas dire…
— Le roi veut dire ce qu’il dit ! Ne discutez pas, monsieur. Obéissez puis, quand la voiture sera repartie – et vous m’assurez sur votre vie qu’elle partira sans encombre – vous reviendrez me parler…
Quelques instants plus tard, enfermé de nouveau dans sa prison roulante auprès d’un compagnon qui ne perdit pas un instant pour se rendormir, Gilles reprenait la route de Paris. Mais ce voyage de retour était bien différent de l’aller. Certes, il faisait toujours aussi chaud dans la voiture et l’officier de la Prévôté sentait toujours le tabac refroidi mais le prisonnier emportait dans son cœur toute la fraîcheur vivifiante de l’aube.
Au-dehors, en dépit des bruits de l’escorte, il pouvait entendre l’appel des coqs qui se répondaient de Saint-Cyr au Chesnay, les premiers cris de la ville et, en traversant la place d’Armes, les jurons des cochers qui, eux aussi, répondaient en effectuant un semblant de nettoyage dans leurs diverses voitures de place : coches, carabas ou « pots de chambre »…
Et puis ce fut l’Angélus et l’égrènement doux de ses notes d’espérance. Silencieusement, alors, Gilles se mit à prier offrant à Dieu une fervente action de grâces pour avoir bien voulu permettre que son roi de France, à lui, ne fût ni Louis XIV ni Louis XV, ces rigides symboles de la monarchie absolue, impitoyable et sourde aux souffrances des simples mortels, mais un brave homme de savant au cœur bon et compatissant qui ne possédait certes pas la poigne de fer qui fait les grands rois mais toutes les qualités qui font les gens de bien et même, dans une certaine mesure, les saints.
Pourquoi, hélas ! avait-il fallu qu’on lui donnât pour femme cette jolie et folle archiduchesse d’Autriche qui avait pris sur lui un ascendant redoutable et qui, pour le malheur de tous, ne parvenait pas à oublier qu’elle était née sur les bords du Danube ? Et moins encore peut-être une naissance Habsbourg d’où elle tirait l’intime conviction d’appartenir à une race privilégiée, d’essence quasi divine, qui la rendait incapable de comprendre les aspirations, tellement plus simples et plus humaines, d’un fils de Saint Louis trouvant plaisir à pratiquer la serrurerie.
Pour sa part, Gilles bénissait de tout son cœur cette étrange face du caractère d’un roi. Répartis dans les vastes poches de son habit, il sentait la présence des clefs et du canif entrés en sa possession de si extraordinaire façon et en éprouvait une joie maligne. C’était amusant, à tout prendre, de se retrouver dans cette voiture, gardé comme un chargement d’or ou comme un prisonnier d’État, tout en sachant parfaitement que l’on emportait avec soi ce qui représentait, à la lettre, les clefs de la liberté…
Le goût de la vie, cette vie à laquelle il renonçait si aisément quelques heures plus tôt, lui revenait avec une ardeur nouvelle, une saveur plus dense de savoir qu’il allait tout de même la remettre en question, en dépit de la chance qu’on lui offrait. L’aide royale, en effet, s’arrêtait à certaines choses : les clefs et le fait que le gouverneur de la Bastille, M. de Launay, recevrait dès le matin l’ordre de le transférer dans la plus haute chambre de la tour de la Liberté, une de ces chambres étroites et voûtées si bas qu’il aurait peine à s’y tenir debout. En outre, Gilles savait que quelqu’un l’attendrait, déguisé en invalide, de l’autre côté du fossé, sur le chemin de ronde extérieur.
Mais, avant de rejoindre cet inconnu, il y aurait la vertigineuse descente le long d’une haute tour au moyen d’une corde qu’il allait devoir faire avec des draps et les tissus qu’il trouverait sur place car lui faire passer une corde en si peu de temps était parfaitement impossible. Cette corde certainement serait trop courte et il lui faudrait se laisser tomber dans le fossé, le traverser et remonter de l’autre côté. En outre, comme il était impossible de mettre la garnison au courant, il y aurait de fortes chances pour qu’on lui tire dessus.
Pourtant, ces difficultés même stimulaient son ardeur. Elles représentaient sa part de courage personnel et le prix dont il était normal qu’il payât la générosité de Louis XVI. Il savait qu’au matin, on retrouverait un cadavre dans le fossé, un cadavre qui accréditerait sa mort mais il se pouvait très bien que ce cadavre fût le sien et que l’École de médecine fît l’économie d’une pièce anatomique… L’important était seulement, à ses yeux, que Pongo, qui allait partager l’aventure, s’en tirât, lui, sans dommage.
Il faisait grand jour quand le carrosse pénétra de nouveau dans la vieille forteresse de Charles V. Lorsque la portière s’ouvrit devant lui, Gilles vit qu’il faisait beau et qu’un encourageant rayon de soleil plongeait jusqu’au fond de ce puits noir que constituait la grande cour, irradiant une brume qui annonçait la chaleur.
Pour la première fois, l’officier qui l’avait accompagné ouvrit la bouche :
— Vous voilà chez vous, monsieur, fit-il avec un sourire qui donna au prisonnier l’envie irrésistible de lui aplatir la figure mais il se souvint à temps qu’il avait autre chose à faire et qu’en fait de prison sous les toits, il risquait alors de se retrouver dans un cachot à six pieds sous terre. Et puis l’animosité des soldats de la Prévôté envers le régiment privilégié des gardes du corps ne datait pas d’hier. Visiblement, ce bonhomme avait éprouvé l’une des douces joies de sa vie en en trouvant un à la Bastille.
Il retourna son sourire mais en plus venimeux.
— Quelle joie ! Vous n’imaginez pas la hâte que j’avais de m’y retrouver. La Bastille est ce qu’elle est mais elle ne sent pas mauvais…
Et, tournant le dos au personnage, il adressa un salut plein d’urbanité au chevalier de Saint-Sauveur qui approchait pour le reconduire dans sa chambre.
Le soupir que poussa Pongo en le voyant reparaître lui donna la pleine mesure du souci que celui-ci s’était fait à son sujet. Après avoir scruté attentivement le visage mal rasé du jeune homme, il se mit à palper ses bras et ses jambes.
— Rassure-toi ! fit Gilles en riant. Je suis entier. On ne m’a pas mis à la torture. J’ai seulement fait un petit voyage…