Il attendit que la porte se fût refermée puis, jetant un coup d’œil au guichet derrière lequel il était toujours possible que Guyot fût aux écoutes, il posa vivement un doigt sur ses lèvres et se contenta de murmurer :
— Tout va bien…
Puis comme l’Indien, rassuré, allait s’accroupir de nouveau dans son coin préféré, près de la fenêtre, pour reprendre ses incantations préparatoires à une belle mort, il leva la main pour l’arrêter mais se ravisa. Tant qu’ils n’auraient pas mis une certaine distance entre eux et la vieille prison d’État, la mort demeurerait une éventualité assez proche pour mériter que l’on en tînt compte… Laissant donc Pongo à son improvisation, il alla se jeter sur son lit et, sourd aux rauques vocalises de son compagnon, s’endormit presque aussitôt.
Ce fut vers la fin du jour qu’on tira Tournemine de son bienheureux sommeil en venant le chercher pour le changer de prison. Pongo chantait toujours. Aussi, en passant devant Guyot, le chevalier ne put-il s’empêcher de sourire : le porte-clefs avait la mine défaite d’un homme qui vient de beaucoup souffrir mais dans son œil quelque chose ressemblait à une aurore d’espérance : Dieu l’avait pris en pitié et débarrassé de cet affreux sauvage qui poussait de si affreux cris et qui lui faisait si peur…
Sous bonne escorte, on descendit donc les trois étages de la Bazinière et l’on gagna la tour de la Liberté, séparée de la première par une autre tour, la Bertaudière. Ces tours, avec une quatrième, la tour du Coin, formaient la façade ouest de la Bastille et regardaient vers la rue Saint-Antoine. Autrefois, d’ailleurs, deux d’entre elles, la Bertaudière et la Liberté, n’étaient rien d’autre que les défenses encadrant l’ancienne Porte Saint-Antoine. Le reste de la forteresse avait été édifié autour.
Ces énormes cylindres de pierre comportaient en général cinq chambres, une par étage. Seule, la Liberté, ainsi nommée parce qu’en principe, jadis, ceux qu’on y logeait avaient la « liberté » de se promener sur le couronnement ou sur la terrasse, en possédait six.
La plus élevée, la calotte, fut celle qui accueillit Gilles et Pongo. C’était une pièce octogonale, pavée de briques et dont les huit arcades se rejoignaient en ogive sur un cul-de-lampe. Mais, alors que la hauteur de plafond des autres chambres était d’environ cinq mètres, celle de la calotte était si basse que les deux nouveaux prisonniers durent se baisser pour y entrer et que, vers le centre seulement, Pongo put se redresser complètement. Gilles ne le put pas : il lui manquait cinq bons centimètres.
En outre, à la manière des Plombs de Venise, il y régnait l’hiver un froid rigoureux et l’été une chaleur de four. Aussi, en franchissant la porte les nouveaux venus eurent-ils l’impression d’entrer dans une fournaise. C’était l’une des pièces les plus pénibles de la prison. Mais, entre ce carcere duro et la plate-forme de la tour, il n’y avait que trois serrures à ouvrir : la double porte de la geôle et celle qui ouvrait la terrasse.
L’ameublement en était des plus succincts : un lit logé entre les intervalles des arcades et une chaise percée.
— Je suis navré, monsieur, de vous loger si mal, murmura d’un ton où perçait une vague pitié le chevalier de Saint-Sauveur qui avait de nouveau surveillé le transfert, mais ce sont les ordres du roi…
— Que sa volonté s’accomplisse ! soupira Gilles en s’efforçant à une convenable contrition. J’ai dû l’offenser plus gravement que je ne le pensais… Ai-je néanmoins la permission de demander certains objets de première nécessité ? Il n’y a rien ici.
— Demandez, monsieur, demandez. En dehors du fait que le roi exige de vous voir enfermer ici, ses ordres ne disent pas que l’on doive vous priver du nécessaire. Que voulez-vous ?
— Un lit pour mon serviteur, des draps, des couvertures…
— Des couvertures ? fit l’officier abasourdi. Par cette chaleur ?
— Il fait chaud le jour mais, à cette hauteur, les nuits sont souvent froides et mon serviteur, comme moi-même, sommes habitués à de grandes chaleurs… En outre, s’il était possible d’avoir de l’eau, du savon et des serviettes, je voudrais me laver…
— C’est trop naturel. Désirez-vous aussi que je vous envoie le barbier ?
Gilles passa sa main sous son menton râpeux, hésita puis déclara finalement :
— Il est déjà tard. Demain matin, de bonne heure, si vous le voulez bien…
— Entendu. On va vous apporter tout cela avant le souper. Mais pensez-vous qu’il y aura place pour deux lits ?
— Pongo se contentera d’un simple matelas, mais avec des draps et des couvertures…
— Comme vous voudrez…
À peine l’officier eut-il tourné les talons que Gilles se ruait sur le lit, qui était tout prêt, en ôtait vivement le drap de dessous, en faisait un gros bouchon qu’il allait enfouir dans la chaise percée, avant de refaire le lit en rabattant seulement la couverture afin que l’on pût voir qu’un drap manquait. Cela lui permit, quand apparut son nouveau porte-clefs, un gros garçon aux cheveux filasse et à la face blême qui ressemblait irrésistiblement à un fromage blanc et devait en avoir la vivacité d’esprit, de lui faire remarquer qu’il manquait un drap à son lit et qu’il importait de lui en donner un autre dans les plus brefs délais.
L’homme souleva une lourde paupière, découvrant un œil d’une couleur indéfinissable qui ne tranchait guère avec le reste de sa figure, considéra un moment le lit ouvert d’un air perplexe, mit un doigt dans sa bouche, l’en ressortit et, finalement, articula :
— J’ croyais pourtant ben avoir fait c’ lit convenablement, hier ?
— Il faut croire que non, dit Tournemine. Un drap ne s’envole pas tout seul…
— C’est ben vrai ! C’est ben vrai !… Eh ben, j’ai plus qu’à en chercher un autre. V’s’ êtes sûr qui vous le faut pour ce soir ? ajouta-t-il pensant sans doute à la hauteur de la tour et au fait qu’il avait déjà fait deux voyages.
— Bien sûr qu’il le faut pour ce soir ! Mais vous n’aurez qu’à l’apporter en même temps que le souper ! fit Gilles magnanime. Il est inutile de faire un voyage exprès.
L’homme approuva de la tête.
— V’s’ êtes bien aimable, mon gentilhomme ! fit-il, reconnaissant.
Il le fut plus encore quand Gilles lui dit que son serviteur se chargerait de faire les lits et assurerait tout le service intérieur de la chambre. Transpirant comme une gargoulette, le gardien se hâta de remercier et de redescendre vers des contrées plus respirables.
Quand il reparut, une heure plus tard, titubant sous le poids d’une pyramide de plats et du grand pot de café que le chevalier avait réclamé à chaque repas, Gilles et Pongo avaient usé abondamment du grand seau d’eau qu’il leur avait apporté pour se laver… et mis de côté quelques-unes des serviettes qui l’accompagnaient.
Avec la nuit venue, la chaleur était un peu tombée. Les deux captifs firent honneur au menu qui était excellent comme d’habitude puis, tandis que sur l’ordre de son maître, Pongo, qui avait passé sa journée à chanter, se couchait et s’endormait, Gilles, qui avait dormi, lui, toute la journée, commençait à préparer l’évasion du lendemain.
Le drap qu’il avait extrait de la chaise percée et les deux qui formaient le fond de son lit et de celui de Pongo furent, à l’aide du canif remis par le roi, découpés en bandes que le jeune homme tressa et rajouta soigneusement puis qu’il teignit à l’aide du café qu’il s’était bien gardé de boire afin que, dans la nuit, la blancheur du tissu ne se remarquât pas trop quand la corde de fortune pendrait le long de la muraille.
Ce travail lui prit un certain temps mais il constata avec plaisir qu’il n’était pas encore minuit quand il l’acheva et fourra, sous son lit, le produit de son industrie. Son évasion devant avoir lieu la nuit suivante, vers deux heures du matin, il aurait largement le temps, avec l’aide de Pongo, de transformer en nouvelles tresses les draps du dessus, les couvertures et les serviettes qu’il aurait réussi à se procurer. Son lit n’avait malheureusement pas de rideaux mais il y suppléerait avec les cravates, les chemises et les vêtements que Pongo avait emportés au moment de son arrestation.