N’ayant plus rien à faire, il s’étendit sur son lit, alluma sa pipe et, sa montre posée auprès de lui, se mit en devoir de noter les heures des rondes et les différents bruits qui lui parvenaient. La température était devenue plus supportable et, dans le lointain, si l’on en croyait les roulements de tonnerre, de moins en moins espacés, qui se rapprochaient insensiblement, un orage se préparait…
Il éclata vers trois heures avec une violence telle que Pongo s’éveilla en sursaut. Le tonnerre avait claqué juste au-dessus de la tour et la chambre voûtée résonnait comme une cloche. Pendant un long moment ce fut l’Apocalypse. La tempête tourbillonnait autour de la forteresse, allumant des éclairs aveuglants qui plongeaient par les meurtrières, illuminant un instant l’intérieur de la geôle.
— Fasse le ciel que nous n’ayons pas ce temps demain, marmotta Gilles. On doit y voir comme en plein jour dehors. La plus maladroite des sentinelles ne nous manquerait pas !… D’un autre côté, cela pourrait les tenir à l’abri…
Un nouveau coup de tonnerre plus violent encore que les autres lui coupa la parole et aussitôt les nuages crevèrent. Une pluie diluvienne s’abattit sur la ville, soulevant d’abord des nuages d’une poussière qui, très vite, se changea en boue, arrachant les feuilles déjà sèches des arbres altérés, transformant les gouttières en fontaines et les ruisseaux en torrents.
Quand le jour se leva, si gris et si bas qu’il pénétrait à peine dans la prison, il pleuvait toujours et le vent hurlait comme une bande de loups. Dans leur « calotte » accrochée aux nuages, Gilles et Pongo avaient la sensation d’être perdus en plein ciel car le vacarme de la tempête dont elle semblait être le centre étouffait tous les bruits de la prison. En bon sorcier indien pour qui le tonnerre est la voix même du Grand Esprit, Pongo se livrait à une nouvelle série d’incantations et, à genoux au milieu de la pièce, envoyait de temps en temps, vers ce que l’on pouvait voir de ciel à travers l’étroite ouverture, des pincées d’une poudre mystérieuse qu’il puisait dans le sac-médecine en peau de caribou qui ne l’avait jamais quitté depuis les rives de la Delaware.
Assis sur son lit, Gilles le regardait faire, ne sachant trop s’il devait se réjouir d’un temps abominable qui, très certainement, n’inciterait guère les sentinelles de garde sur le parapet à quitter leurs guérites mais risquerait de balancer inconfortablement la corde de fortune grâce à laquelle tous deux allaient descendre le long de la tour.
La matinée s’étira, interminable, égayée seulement par les repas et la visite du barbier qui apparut dans la matinée, passablement essoufflé, avec l’attirail non seulement convenable mais étonnamment luxueux qui était d’usage à la Bastille. Nanti d’un bassin et d’un coquemar d’argent massif, l’homme, un garçon replet et jovial que la fréquentation d’interminables escaliers ne semblait pas faire maigrir, coiffa Gilles d’un beau bonnet de soie bleue, étala sous son menton une serviette à barbe de toile fine garnie de dentelle et lui enduisit le visage d’un savon qui fleurait la violette. Tout en maniant son blaireau, il se répandait en sourires, s’exclamait sur le temps affreux qui régnait ce matin et, de toute évidence, brûlait d’envie de causer. Gilles décida de l’y aider.
— Que dit-on à la Bastille, ce matin ? demanda-t-il d’un ton volontairement détaché.
— Pas grand-chose, monsieur, pas grand-chose ! Hormis cette Mme de La Motte qui est enfermée à la Bertaudière, qui crie beaucoup et qui ne cesse de réclamer contre tout, on ne dit pas grand-chose. La grande affaire ce matin a été la nouvelle visite rendue par M. le comte de Vergennes et M. le Maréchal de Castries à M. le cardinal de Rohan pour lui expliquer, croit-on, les intentions de la Cour. Son Éminence ne cesse, paraît-il, de demander qu’on l’affronte à cette femme La Motte. Mais cela ne peut se faire…
— Je ne vois pas pourquoi ? fit Tournemine en haussant les épaules. Au fait, où l’a-t-on logé, le cardinal ? Dans une tour ?
— Un prince de l’Église ? Oh, monsieur !… Non, on lui a bien vite aménagé un bel appartement dans le corps de logis de l’état-major, entre la grande cour et la troisième cour. Il est assez bien installé, en compagnie de son secrétaire et de deux domestiques. Il s’apprêterait même à donner un grand dîner à certains de ses amis…
Tournemine n’écoutait plus. Il était étrange de constater avec quelle facilité il avait oublié, en dépit de l’explication qu’il avait eue avec le roi, les conséquences de cette affaire dramatique sur des êtres humains qu’il avait pu approcher. L’homme, décidément, ne peut s’intéresser sérieusement qu’à ses propres problèmes et lui-même ne s’était jusqu’à présent soucié ni du sort de Rohan ni de celui de la belle et dangereuse comtesse. Obnubilé par ses regrets d’avoir perdu Judith puis par la crainte de la savoir en danger de mort, il avait pu vivre durant des jours et des jours dans cette prison sans seulement s’inquiéter de ce que devenait le prélat, trop insouciant et trop crédule peut-être mais dont il savait bien qu’un cœur semblable à celui de beaucoup d’autres hommes battait sous sa simarre pourpre…
Sa mémoire lui montra Rohan tel qu’il l’avait vu, rue Neuve-Saint-Gilles, au jeu chez la comtesse de La Motte et, plus tard, dans l’escalier de l’hôtel de Cagliostro, tel enfin qu’il l’avait vu, dans tout le faste de sa fonction de Grand Aumônier de France sous les lambris glorieux de Versailles : noble, beau, séduisant, plein d’un charme qu’il était impossible de lui refuser, grand seigneur jusqu’au bout des ongles terminant ses mains généreuses, toujours si largement ouvertes. Bien des femmes avaient été prises à ce charme et Gilles ne parvenait pas à comprendre la haine, apparemment inguérissable, que lui portait Marie-Antoinette.
Certes, ses mœurs n’étaient pas des plus pures mais l’entourage favori de la reine n’était pas constitué, tant s’en fallait, par des modèles de vertu. Était-ce parce qu’il avait osé lever les yeux jusqu’à l’altière fille de Marie-Thérèse ? Mais Fersen avait fait plus que lever les yeux sans être d’aussi bonne noblesse.
Bien sûr, Fersen était aimé et Rohan ne l’était pas, mais dans l’acharnement que Marie-Antoinette mettait à poursuivre le malheureux cardinal, Gilles n’était pas loin de penser qu’entraient pour beaucoup la conscience d’avoir agi plus que légèrement lors de la comédie du bosquet de Vénus et la crainte que fût découvert le rôle que la reine s’était laissé aller à jouer en permettant que cette farce cruelle ait lieu devant elle. À présent, Rohan était prisonnier, accusé d’escroquerie et de vol. Comment était-il dans ce nouvel avatar ? Toujours semblable à lui-même sans doute… Il avait trop l’habitude de vivre l’échine droite. Mais le cœur que recouvrait cette superbe enveloppe, dans quel état était-il ?
Qu’éprouvait-il ? De l’amertume sans doute et aussi des regrets mais peut-être moins de la folie commise en se prêtant à l’achat du collier que d’avoir vu se briser à ses pieds le rêve merveilleux dont il avait vécu durant tant de mois. Une douleur d’amour, enfin, et combien cruelle puisque celle qu’il aimait s’obstinait à ne voir en lui qu’un voleur alors qu’il était simplement un amoureux…