Выбрать главу

Le fil des pensées de Tournemine cassa soudain, laissant remonter à sa conscience le bavardage du barbier. Qu’était-il en train de dire ?… Il parlait de Mme de La Motte et disait qu’elle occupait beaucoup les hommes de la forteresse où son charme faisait apparemment des ravages…

— Il n’est, fit l’homme d’un ton lyrique en grattant délicatement le menton de Tournemine, jusqu’au lieutenant de police, M. Thiroux de Crosne qui ne lui mange dans la main. On dit qu’il en tient pour elle au point de proclamer à tout venant que s’il y a ici un coupable ce ne peut être que M. le cardinal car une dame aussi accomplie ne saurait être qu’une victime…

— Il ne doit pas très bien savoir ce que c’est qu’une dame accomplie, marmotta Gilles. Joli lieutenant de police que nous avons là ! Que n’a-t-on laissé l’habile, efficace et silencieux M. Lenoir ?

— Il était bien sévère ! soupira le manieur de rasoirs. Et puis il était un peu trop curieux ; cela ne plaisait pas à tout le monde. Ainsi, je me suis laissé dire qu’il a gravement déplu à Monseigneur le comte de Provence, frère de Sa Majesté. C’est lui qui aurait obtenu le remplacement…

— … par un imbécile tandis qu’on l’envoyait faire régner l’ordre parmi les bouquins de la Bibliothèque royale, conclut le chevalier qui garda pour lui la fin de sa pensée. À savoir : que ce judicieux remplacement avait eu lieu, comme par hasard, juste avant que n’éclatât le scandale du Collier…

Le barbier avait fini. Il tamponna délicatement les joues humides de son patient, paracheva son ouvrage d’un nuage de poudre à l’iris qui mit une brume parfumée à l’intérieur du cachot et fit tousser Pongo, voulut reculer de quelques pas pour juger de l’effet produit et s’écroula bienheureusement dans les bras de Pongo, ce qui lui évita de s’assommer à l’une des arêtes de la voûte.

Reconnaissant, il accepta avec un certain enthousiasme de raser l’Indien à son tour et le flot de paroles s’épancha de nouveau mais sur un autre mode. C’était la toute première fois que le bonhomme grattait le cuir d’un « sauvage » et celui-ci dut faire face à une avalanche de questions touchant ses impressions sur les charmes et délices de la civilisation occidentale. Mais c’était un homme d’un naturel doux et peu sanguinaire et, lorsque Pongo lui eut fait connaître, à sa manière laconique, son point de vue qui tenait en peu de mots : « Bonne nourriture, belles squaws et bons vins… » le barbier se tint pour satisfait et se chargea courageusement des demandes et des réponses afin de ne pas entamer la peau d’un client aussi exotique.

— Au fait, sait-on ce que devient le comte de Cagliostro ? L’avons-nous ici ? demanda Gilles.

L’homme eut l’air surpris.

— Aurais-je négligé d’en parler à Monsieur ? Il me semblait pourtant… mais j’ai dû me tromper sans doute. Naturellement, il est ici, comme tous ceux qui ont participé à cette étrange affaire mais je ne saurais dire ce qu’il devient car il est au secret ce qui est bien cruel pour un homme de bien comme lui.

— Vous le connaissez ? fit Tournemine, intéressé.

Le barbier rougit puis, jetant un coup d’œil angoissé vers la porte comme s’il s’apprêtait à révéler un secret d’État :

— Il a guéri ma fille d’un flux de ventre alors que sa mère et moi désespérions. Nous ne comprenons pas pourquoi on l’a arrêté. Il n’a sûrement rien pu faire de mal.

— La chose est facile à comprendre pourtant ; c’est Mme de La Motte qui l’a dénoncé…

Gilles ne devait jamais connaître le sentiment du barbier sur cette nouvelle noirceur de la jolie comtesse car une violente bourrasque de pluie et de vent se mit à hurler autour de la prison rendant la conversation difficile. D’ailleurs, le rasage de Pongo était terminé. Gilles paya l’homme de l’art qui plia bagage laissant ses clients occasionnels se demander au milieu des éléments déchaînés ce qui pourrait se passer lorsqu’ils se balanceraient à une corde de fortune par un temps aussi abominable.

CHAPITRE III

RENCONTRE SUR UN PARAPET…

Quand vint le soir, le vent était tomhé mais la pluie, solidement installée, pleurait sans discontinuer d’un ciel couleur de novembre. C’était au fond ce qui pouvait arriver de mieux pour les évadés en puissance car cette énorme averse qui noyait Paris depuis la veille avait dû gonfler non seulement la Seine, ce qui était sans importance, mais aussi son modeste satellite, le petit ruisseau qui mouillait les douves de la Bastille, ce qui rendrait le fossé moins dangereux en cas de chute si la corde se révélait trop courte. En outre, les invalides de garde aux créneaux seraient certainement peu enclins à risquer leurs membres rhumatisants en dehors de leurs guérites…

La corde commencée reposait sous le matelas de Gilles. Lui et Pongo avaient soigneusement refait leurs lits afin que l’idée ne vînt pas au geôlier – d’ailleurs reconnaissant car cela lui évitait de remonter – de s’en occuper. Pour plus de sûreté, en outre, le chevalier avait décidé qu’on resterait couchés durant tout le laps de temps qui s’étendrait entre le repas du milieu du jour et celui du soir, attitude sage qui présentait au surplus l’avantage de permettre un repos anticipé pouvant se révéler salutaire.

Car la nuit promettait d’être rude et, la dernière bouchée du savoureux gâteau au chocolat dont se composait le dessert avalée, les deux prisonniers allèrent tranquillement se coucher et, avec un bel ensemble, s’endormirent du sommeil des justes. Tous deux possédaient en effet la précieuse faculté de s’endormir à volonté ce qui, en l’occurrence, présentait le double avantage d’effacer l’énervement de l’attente et de ménager des forces dont ils allaient avoir le plus grand besoin…

Ils se réveillèrent peu avant le souper, y firent honneur en gens qui ignorent encore comment ils déjeuneront le lendemain puis quand le geôlier eut desservi et qu’ils furent bien certains de ne plus être dérangés, les deux hommes se mirent à l’ouvrage. À l’aide du couteau remis par le roi et qu’ils affûtaient de temps en temps sur une pierre de la voûte ils découpèrent en lanières les draps encore intacts, les couvertures et même la toile des matelas.

C’était un travail rude car les tissus étaient grossiers, très résistants et d’autant plus difficiles à découper puis à tordre et à tresser afin d’obtenir un support suffisamment solide pour un corps humain. Pour plus de longueur, on ajouta les cravates que possédait Gilles.

Habile, depuis l’enfance, au tressage de lianes, d’herbes, de racines même et de toutes les matières fibreuses poussant à l’état sauvage dans la nature, Pongo travaillait vite et efficacement et Gilles, pour sa part, avait suffisamment fréquenté les pêcheurs dans son enfance, puis les marins durant les préparatifs et la traversée du convoi commandé par le chevalier de Ternay, pour ne rien ignorer des finesses et ressources des nœuds marins.

Le résultat, après plusieurs heures d’efforts, se présenta sous l’aspect bizarre mais, à tout prendre réconfortant, d’un long filin bosselé, de la grosseur d’un doigt, qu’ils s’efforcèrent de mesurer approximativement en l’étalant à terre sur le diamètre de la prison.

— Ce sera peut-être un peu juste, murmura Tournemine en conclusion, mais quand nous serons au bout, nous ne devrions pas être bien loin du bas des tours. Espérons que la pluie a mis suffisamment d’eau dans le fossé pour nous éviter de nous rompre les os…

Les reins endoloris pour être demeuré trop longtemps accroupi, il se redressa sur ses genoux et s’étira. Ce faisant, son regard accrocha, sur la pente de la voûte, une inscription que révélait la flamme de la chandelle posée à terre.