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« Le 20 novembre 1613, Dussault a été amené en cette chambre. Il en sortira quand il plaira à Dieu… »

Ces quelques mots résignés, gravés dans la pierre par une main depuis longtemps desséchée, lui firent éprouver une désagréable sensation. La piété, trop sévère pour n’être pas un peu étroite, de ses jeunes années lui fit se demander s’il plaisait réellement à Dieu que cette évasion réussît, et si Judith n’allait pas en payer les conséquences… Mais Pongo avait suivi la direction de son regard et lu, lui aussi, la vieille inscription. Il eut un bref sourire, haussa les épaules.

— Toi me dire toujours roi être représentant Seigneur-Dieu sur terre…

Gilles lui rendit son sourire, chassant résolument la pensée déprimante.

— Tu as raison : « Si veut le roi, Dieu le veut aussi… » À présent, il nous faut attendre qu’il soit deux heures. Il doit nous rester une dizaine de minutes…

Ils les employèrent à repousser de côté le tas de paille et de balle d’avoine qu’ils avaient retirées des matelas éventrés et qui risquait de gêner l’ouverture de la porte.

Quand deux heures sonnèrent à l’horloge de la Bastille, Pongo marmotta entre ses dents une courte oraison propitiatoire, Gilles une rapide prière puis tous deux, tombant dans les bras l’un de l’autre avec un bel ensemble, s’accolèrent fraternellement.

Le chevalier tira alors l’une des clefs de sa poche et tenta de l’introduire précautionneusement dans la serrure du bas. Ce n’était pas la bonne. Il en prit une autre, sans parvenir d’ailleurs à se défendre d’une vague angoisse. Ne se pouvait-il, après tout, que l’on changeât de temps en temps les serrures de la Bastille sans en avertir le roi ?

Mais non. La seconde clef tournait aisément tandis que la première s’adaptait parfaitement à la serrure du haut… et la porte, doucement, s’ouvrit sans un grincement. Pour plus de sûreté, d’ailleurs, Gilles avait soigneusement graissé ses gonds avec ce qui restait de son huile à salade.

« Quel dommage d’avoir mis un pareil artiste sur un trône où d’ailleurs il se déplaît si fort ! pensa-t-il. La serrurerie poussée à ce point de perfection c’est du génie… »

L’un derrière l’autre, retenant leur souffle, les deux hommes gagnèrent les quelques marches qui donnaient accès au couronnement de la tour. Dans les profondeurs de celle-ci tout était silencieux. Seule, la petite toux sèche d’un des hommes de garde tout en bas de l’escalier parvint jusqu’à eux. L’acoustique, apparemment, était, excellente dans ce vaste cylindre de pierre.

Restait à ouvrir la dernière porte. Lentement, doucement, Tournemine approcha la clef de la serrure, la fit pénétrer, tourna avec une extrême lenteur… Mais cette clef-là était aussi bonne que les deux autres et le vantail s’ouvrit lui aussi sans la moindre difficulté : les candidats à l’évasion se retrouvèrent sous le ciel, à l’air libre.

Peu engageant le ciel en question. Noir comme de l’encre, il continuait à dégoutter continuellement transformant la plate-forme en une grande flaque d’eau que n’éclairait aucun reflet. Un peu en arrière des créneaux, assez retirés pour que leurs bouches n’y apparussent pas, on pouvait deviner la silhouette menaçante des canons.

En débouchant sur la tour de la Liberté dont ils espéraient bien qu’elle n’allait pas les décevoir, Gilles et Pongo oubliant la pluie se donnèrent la joie de respirer deux ou trois fois très profondément, emplissant avec délices leurs poumons de l’air humide et froid, cependant que leurs yeux, vite accoutumés à l’obscurité, fouillaient l’immensité qui les entourait. Au-delà des tours et de leurs tourelles d’escaliers qui ressemblaient à des champignons, Paris était étendu à leurs pieds.

En dépit de la nuit pluvieuse, quelques points lumineux perçaient l’obscurité, feux brûlant auprès de corps de garde ou lanternes dansant sur leurs cordes aux carrefours. Par meilleur temps on eût distingué aisément les hauteurs de Montmartre et de Montrouge, avec leurs moulins, les tours plus proches de Notre-Dame, la flèche de la Sainte-Chapelle et le long ruban, à peine moiré, de la Seine.

Vues de cette hauteur, les choses semblaient étonnamment paisibles et rassurantes. Aucun bruit ne se faisait entendre, rien ne bougeait. Aussi les fugitifs éprouvèrent-ils un instant l’impression d’être seuls au monde sous le regard de Dieu. Mais ils n’étaient pas là pour philosopher en contemplant le paysage.

Rassurés par le grand silence, ils se dirigèrent vers le bord de la plate-forme, tirant après eux leur corde dont ils éprouvèrent vigoureusement la solidité.

— Ça devrait pouvoir aller, chuchota Tournemine.

Jetant un coup d’œil en bas, il mesura la hauteur de la tour, la largeur du fossé. Le reflet d’un quinquet de corps de garde allumé quelque part vers l’entrée de la forteresse lui arracha une exclamation satisfaite.

— Le fossé est presque plein. La Seine doit être très haute…

De l’autre côté s’élevait la haute contrescarpe, coiffée d’une galerie couverte sur laquelle, passé l’angle de la tour du Puits qui se trouvait à droite de la Liberté, devait attendre l’inconnu chargé de leur prêter assistance. Malheureusement, sur cette galerie devaient se trouver aussi deux ou trois sentinelles qu’il s’agissait de ne pas alerter. Au-delà, les fugitifs pouvaient voir la petite place de la Bastille délimitée par les lanternes allumées à l’entrée du boulevard et des autres rues.

Sans échanger une parole et d’un commun accord, les deux hommes unissant leurs efforts s’attelèrent à l’un des canons et firent rouler doucement le lourd engin de bronze jusqu’au plus proche créneau afin d’y attacher la corde. Le roi l’avait conseillé et il était impossible de trouver meilleur ancrage.

Quand il fut certain que la corde tenait bien, Gilles donna à Pongo les clefs qui leur avaient ouvert les portes de leur geôle.

— Je passe le premier, dit-il. Si la corde ne tient pas, rentre dans la prison et referme les portes sur toi. Tu seras vite libéré car tu n’as rien à te reprocher et le roi d’ailleurs me l’a promis au cas où nous échouerions. Mon ami Winkleried, celui que tu appelles Ours Rouge, s’occupera de toi et te fera repartir en Amérique. Tu lui diras que je l’aimais bien…

Une brusque émotion le jeta de nouveau dans les bras de l’Indien.

— Adieu, mon ami… ou bien à tout de suite ce que j’espère fermement, ajouta-t-il avec un sourire.

Sans attendre de réponse, il empoigna la corde et, tournant le dos au vide, les pieds appuyés à la muraille, commença la périlleuse descente en recommandant son âme au Créateur. Il s’attendait à chaque instant à ce que son support de fortune cassât et le précipitât au pied de la tour.

Peu à peu, il reprit de l’assurance. Les choses se passaient mieux qu’il ne l’avait craint. La corde tenait bien en dépit des irrégularités qui en rendaient le contact peu agréable mais les prises plus solides. L’interminable muraille glissait lentement sous ses pieds. De temps en temps, il jetait un coup d’œil vers la galerie s’attendant à chaque instant à voir surgir une ronde précédée d’un porte-lanterne. Il savait qu’elles étaient fréquentes mais que, pour des raisons de sécurité, elles n’étaient pas faites à heure fixe. Aucune n’étant passée depuis qu’il s’était approché du bord de la tour, il fallait faire vite. D’autant que l’inconnu, sur sa galerie, devait lui aussi risquer de se faire prendre.

Tout en descendant, Gilles s’efforçait de ne pas imprimer d’inutiles secousses à son support afin de ne pas l’endommager avant que Pongo, heureusement plus léger que lui, ait pu descendre à son tour. Pour mieux contrôler la longueur de la corde, il avait cessé de descendre en s’appuyant des pieds à la muraille et se contentait de l’étreindre entre ses genoux.