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Tout à coup, après un temps qui lui parut interminable, ses pieds ne touchèrent plus que le vide. Comprenant qu’il était au bout de sa tresse de drap, Gilles leva les yeux, vit la tour dressée au-dessus de lui comme une falaise prête à s’abattre mais un autre regard, en bas cette fois, lui montra un faible miroitement de l’eau. Elle était toute proche.

« C’est gagné ! » pensa-t-il et, le plus doucement qu’il put, il se laissa glisser. Il entra dans l’eau presque sans éclaboussures, toucha du bout des pieds la pente noyée du fossé et la repoussa d’une détente de ses jarrets pour laisser le champ libre à Pongo. Arrivé au milieu du fossé, il se contenta de se maintenir sur l’eau et ne bougea plus. Là-haut, Pongo qui avait senti la corde devenir molle était déjà en train de commencer sa descente. Ce fut à ce moment-là qu’un bruit de pas fit retentir les planches de la galerie…

En même temps, la lueur d’une lanterne dessinait brusquement sur la nuit la charpente qui habillait le parapet et, glissant sur l’eau, atteignit Tournemine. Instantanément, il disparut sous la surface. Il avait pu apercevoir deux soldats qui, sans se presser, effectuaient leur ronde habituelle.

Le cœur battant comme un tambour, il demeura un instant sous l’eau, ravagé d’angoisse à la pensée de Pongo qui avait dû être obligé de demeurer pendu à sa corde, aussi immobile que possible tandis que passaient les deux hommes. En pensant aussi au mystérieux personnage qui devait les attendre, après le coude de la contrescarpe…

Au bout d’un moment qui lui parut convenable, il refit surface, vit que les gardes avaient passé l’angle et que Pongo, aussi tranquillement que s’il redescendait d’un arbre dans sa forêt natale, progressait calmement le long de la corde que sa teinture de fortune rendait heureusement très peu visible.

Un moment plus tard, l’Indien rejoignait son maître dans l’eau bourbeuse du fossé et, dans l’ombre, le chevalier vit briller ses grandes dents.

— Allons-y ! chuchota Gilles. Il faut voir ce qui s’est passé de l’autre côté…

N’ayant entendu aucun bruit suspect, son inquiétude avait pris une autre direction : si son guetteur ne s’était pas fait prendre, c’était peut-être parce qu’il n’était pas au rendez-vous et, dans ce cas, qui les aiderait à escalader une contrescarpe dont l’apparence était celle d’un mur nu surmonté de la galerie en encorbellement ?

Lentement, en évitant de faire le moindre bruit, tous deux se mirent à nager dans la direction qu’avait indiquée le roi, cherchant à distinguer, à mesure qu’ils approchaient, si quelque silhouette apparaissait dans l’ombre du passage couvert. Mais rien ne se montrait.

— S’il n’y a personne, je ne sais pas comment nous allons faire, souffla Gilles quand il estima être arrivé au bon endroit…

La réponse vint instantanément sous la forme de quelque chose de dur qui tomba si près de lui qu’il faillit bien la recevoir sur la tête. Sortant un bras de l’eau, il tâta l’objet, sentit qu’il s’agissait d’une échelle de corde.

— Il est bien là…, chuchota-t-il ravi. Nous sommes sauvés.

— Oui, si vous vous dépêchez, fit une voix étouffée qui lui parut venir du ciel, la ronde refait quelquefois le tour en sens contraire…

Il ne se le fit pas dire deux fois. Empoignant l’échelle, il escalada rapidement, enjamba la balustrade et se retrouva sur la galerie en face d’un homme si soigneusement empaqueté qu’il était impossible de distinguer sa silhouette.

— Monsieur, dit-il reconnaissant, nous allons vous avoir de bien grandes obligations.

— Nous parlerons de cela plus tard. Il faut faire vite. Vous êtes trempés mais avec cette pluie qui inonde tout vos traces ne se verront pas sur ces planches. Tout est mouillé ici…

Tout en parlant, il aidait Pongo, qui arrivait à son tour, à prendre pied sur la galerie puis, allant de l’autre côté, celui qui donnait sur la rue de la Porte Saint-Antoine, se penchait au-dehors.

— Envoie le colis…, ordonna-t-il, et vous, venez m’aider…

Unissant leurs efforts, Tournemine, Pongo et l’inconnu firent passer dans la galerie un long et lourd paquet qui montait à l’aide de deux cordes. Le paquet, bien sûr, c’était le cadavre destiné à jouer, dans le fossé, le rôle de Gilles.

— Les chevaux nous attendent sur la place, dit l’homme masqué. Quant à ceci, il faut qu’on le trouve en face de la tour de la Liberté. Portons-le !

À trois, ils enlevèrent le corps sans la moindre difficulté. C’était un homme à peu près de la taille de Tournemine vêtu d’une chemise blanche, d’une culotte d’ordonnance portant des bas de soie et des souliers à boucle. Le visage couvert d’une sorte de cagoule était invisible.

On fit glisser le corps à l’eau, à peu près à l’endroit annoncé, après que l’inconnu eut prestement escamoté la cagoule, puis l’homme, qui avait récupéré son échelle de corde, désigna le parapet donnant sur la place.

— Mon valet vous attend en bas. Ce n’est pas très haut, d’autant que les chevaux tout sellés se trouvent juste en dessous. Une fois en selle, attendez-moi !

— Qu’allez-vous faire ?

À travers l’épaisseur du manteau, il entendit l’homme ricaner.

— Vous serez censé avoir été abattu pendant que vous descendiez avec votre corde, il faut bien que je tire le coup de feu qui vous aura tué. La garnison de cette agréable demeure n’est pas, tant s’en faut, composée de petits génies mais comme le gouverneur, qui est naturellement dans le secret, n’a pas jugé bon d’y mettre toute sa troupe, ces braves gens pourraient se poser des questions. Vite, en bas ! Il faut que nous ayons disparu quand les gardes vont accourir… et ils courent encore assez vite pour des invalides.

Le coup de feu éclata à l’instant précis où les séants de Gilles et de Pongo touchaient, avec un bel ensemble, les selles des chevaux sur lesquels ils avaient sauté en voltige depuis la galerie. Trois secondes plus tard leur sauveur se laissait tomber à son tour, un peu moins légèrement peut-être et les quatre cavaliers piquant des deux traversèrent la place de la Bastille comme quatre boulets de canon, s’engouffrant dans la rue Saint-Antoine au moment même où la cloche de la forteresse se mettait à sonner, annonçant que l’évasion était découverte. En se retournant, Gilles put voir qu’une troupe armée agitant des lanternes et des torches avait envahi la galerie de la contrescarpe… Les gardes avaient, en effet, montré beaucoup de diligence…

Sans ralentir l’allure, les quatre hommes continuèrent la rue Saint-Antoine jusqu’à l’église Saint-Paul qu’ils atteignirent au moment même où l’horloge sonnait trois heures. Mais ils remirent leurs chevaux au pas pour s’engager dans la rue de la Couture-Sainte-Catherine1, beaucoup plus étroite, et qu’ils suivirent en évitant, autant que faire se pouvait, d’éveiller les échos endormis. Des profondeurs de cette rue, on entendait encore un peu la cloche de la Bastille mais pas assez pour éveiller ceux qui y dormaient sagement derrière volets clos et façades muettes.

— Les chevaux étaient utiles parce qu’il fallait disparaître très vite, confia l’inconnu à Tournemine, et aussi pour transporter le personnage qui a pris votre place dans le fossé, sinon nous aurions très bien pu aller à pied. Nous sommes presque arrivés.

— Où allons-nous donc ?

— Chez moi. Personne n’aura l’idée de venir vous y chercher.

Il avait rejeté son épais manteau que la pluie ne justifiait plus d’ailleurs car elle avait brusquement cessé, comme si, ayant rempli son office dans les plans du roi, elle n’avait plus de raison d’être. Il avait aussi ôté son masque, montrant sous l’éclairage d’une lanterne un visage ouvert et souriant, animé par des yeux vifs et bien fendus, un nez assez long, plutôt pointu, une grande bouche sinueuse mais spirituelle et meublée de belles dents. Grand, bien découplé et de belle prestance, l’inconnu n’était plus très jeune mais il avait un charme indéniable et devait aimer la vie.