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On sentait que cette grande jeune femme saine était l’âme d’une maison où tout respirait l’ordre, la propreté et la joie de vivre. Mais, comme elle lui offrait de reprendre du fromage de Brie, Gilles, en déclinant l’invitation, remarqua son accent qui n’était d’ailleurs pas sans lui en rappeler un autre.

— De quelle région de France êtes-vous, madame ? demanda-t-il en souriant.

Elle devint aussi rouge que les fraises de ses confitures.

— Oh ! vous avez remarqué mon malheureux accent ? fit-elle avec une charmante confusion. C’est que je ne suis pas née en France, chevalier, mais bien en Suisse. Cela doit faire un peu campagnard pour un Parisien…

— Parisien, moi ? Mais je suis Breton et il n’y a pas si longtemps encore que je n’étais qu’un petit paysan courant pieds nus sur les landes et les rochers de son pays. Alors que me parlez-vous d’accent campagnard ? Il est charmant, cet accent et, en ce qui me concerne, je le trouve particulièrement touchant car, voyez-vous, le meilleur de mes amis, le baron Ulrich-August von Winkleried zu Winkleried, est suisse comme vous et officier aux gardes. Vous comprendrez que, en ce cas, je me trouve infiniment heureux d’avoir pour hôtesse l’une de ses plus aimables compatriotes.

En conclusion de son petit discours, il prit la main de la jeune femme qui reposait sur la nappe non loin de la sienne et l’effleura de ses lèvres à la satisfaction visible de Beaumarchais qui leur envoya, des yeux, un sourire par-dessus sa tasse de café.

Lorsqu’il eut reposé sa tasse vide, Pierre-Augustin alla prendre sur l’un des buffets un grand coffret en bois des îles et l’apporta tout ouvert, révélant la belle couleur brun clair des cigares qu’il contenait.

— Usez-vous de cela, chevalier ? L’Américain que vous avez été doit avoir essayé au moins une fois, là-bas, à ce que l’on dit être l’un des plaisirs de l’existence ? Personnellement, j’en use parfois mais rarement.

— En effet, dit Gilles en prenant l’un des soyeux cylindres qu’il huma avec délices et tourna un moment entre ses doigts avant d’en offrir l’extrémité à la flamme d’une bougie. J’ai pris, là-bas, le goût de fumer le tabac de Virginie et aussi le cigare, mais j’avoue, pour celui-ci, n’avoir pas eu l’occasion d’en goûter depuis la table de l’amiral de Grasse en rade de Yorktown. Vous êtes heureux d’en posséder, monsieur de Beaumarchais. Mais vous avez, je crois, de grands intérêts en Amérique ?

L’écrivain se mit à rire tout en sacrifiant, lui aussi, au rite minutieux de l’allumage.

— De grands intérêts, en effet, si grands même qu’on semble les oublier assez facilement au Congrès. Ceci, joint au café que vous venez de boire, au thé et à quelques autres ingrédients, est à peu près tout ce que m’a laissé, en fait de profit, la maison Rodrigue Hortalez et Cie que j’avais fondée ici même.

En effet, en 1776, comme l’avait fait d’ailleurs le financier Leray de Chaumont (mais celui-là avec sa propre fortune), Beaumarchais, afin de dissimuler l’aide que la France apportait aux révoltés d’Amérique, avait fondé une maison de commerce au capital d’un million de livres fourni par le gouvernement, chargée de fournir à l’Amérique armes, munitions et vêtements militaires. Ami du grandiose comme toujours, il s’était lancé là dans une affaire énorme dont il espérait des bénéfices substantiels. Après avoir frété des navires, dont l’un le Fier Rodrigue lui appartenait, il avait expédié des canons, des mortiers, des bombes, des fusils, comptant sur la bonne foi américaine pour le paiement de tout cela. Mais, passé le danger adieu le saint, et la victoire acquise, les jeunes États-Unis oubliaient joyeusement les efforts financiers faits par leurs amis français. La maison Rodrigue Hortalez avait dû fermer boutique laissant son chef sur la corde raide.

Bien installé sur sa chaise, les coudes sur la table, Beaumarchais tirait rêveusement sur son cigare, cherchant peut-être à retrouver ses rêves dorés dans le parfum des volutes bleues qui s’en échappaient. Voyant qu’il ne disait rien, Thérèse se leva.

— Ne croyez-vous pas que vous pourriez conduire vos hôtes à leurs chambres ? Après ce qu’ils viennent de vivre ils doivent être exténués et ils ont certainement besoin d’un bon repos.

— L’atmosphère de votre maison est telle, madame, que je ne sens plus aucune fatigue. Pongo non plus, je crois bien, ajouta-t-il en jetant un coup d’œil à l’Indien qui, droit comme un I sur sa chaise, fumait son cigare avec la même majesté réservée autrefois au calumet tribal.

— Alors, je vais vous laisser, chevalier, dit Thérèse en offrant sa main au jeune homme. Moi, je me sens un peu lasse. Nous nous reverrons demain…

— Oui, mais demain il ne faudra plus l’appeler « chevalier », dit Beaumarchais brusquement revenu à la réalité. Il faut, dès à présent, nous bien pénétrer de l’idée que vous êtes mort, mon pauvre ami, et qu’il faut songer à vous trouver une nouvelle personnalité. Y avez-vous déjà pensé ?

— Un peu, oui… Le mieux ne serait-il pas que je reprenne mon ancien nom, celui que je portais avant que mon père ne me reconnaisse. Pourquoi ne pas redevenir Gilles Goëlo, le plébéien ?…

— Ne soyez pas naïf. C’est parfaitement impossible. Outre que Monsieur, toujours si parfaitement renseigné par ses espions, n’ignore certainement rien de vos antécédents, ce n’est pas seulement de nom qu’il faut changer, c’est de peau, de qualité, de manière de vivre. Il faut que vous soyez un autre et croyez-moi, ce n’est pas si facile. Le bon théâtre est un grand art qui s’apprend. Il y faut du temps…

— Mais je n’ai pas de temps. Outre que je ne souhaite pas vous encombrer longtemps, comprenez donc que la vie de ma femme est peut-être encore en danger, qu’il faut que je puisse…

— … Vous lancer dès demain sur la trace de cette sale bête qu’on appelle le comte de Provence ? Je regrette, mon ami, mais c’est impossible. J’ai pour vous un billet de la main du roi qui vous enjoint de demeurer caché ici tant que je ne jugerai pas prudent de vous rendre votre liberté.

— Pierre-Augustin a raison, plaida Thérèse. Vous ne pouvez passer pour mort tel que vous voilà. On ne peut que vous remarquer facilement. D’abord, vous êtes très beau, ajouta-t-elle avec une naïve franchise qui fit sourire les deux hommes et détendit l’atmosphère.

— Vous êtes blond, dit Beaumarchais, mais votre peau est brune. Pourquoi ne deviendriez-vous pas espagnol ? Par exemple…

— Encore l’Espagne ! soupira Thérèse les yeux au plafond. Nous n’en sortirons jamais… Pourquoi pas la Suisse, pour une fois ? Cela lui irait mieux.

— Mais, bon sang, pourquoi ne veux-tu pas…

— Nuit porter conseil, coupa soudain Pongo qui, de tout le repas, n’avait pas ouvert la bouche pour autre chose qu’engouffrer une impressionnante quantité de nourriture et surtout de café. Nuit presque finie mais si nous aller dormir nous peut-être trouver demain bonne idée !

— Voilà qui est parler ! s’exclama Beaumarchais en s’étirant comme un gros chat. Vive l’antique sagesse indienne ! D’autant, ajouta-t-il à l’usage de Thérèse, que je vois mal l’un de vos frères suisses, qui sont grands navigateurs comme chacun sait, déambuler par les rues flanqué d’un chef iroquois. L’un ne va pas avec l’autre… Il faudra donc trouver quelque chose de plus adéquat mais, pour le moment, allons dormir.

Il prit lui-même le flambeau pour escorter ses hôtes, après qu’ils eurent gravement salué Thérèse, jusqu’à leurs chambres situées à l’étage au-dessus.

Arrivé devant une jolie porte peinte de sujets champêtres, il dit encore :

— J’ai confiance dans mes serviteurs mais, pour plus de sécurité, c’est tout de même Jean-Baptiste, le Noir qui nous a aidés ce soir et qui m’est très attaché, qui assurera votre service jusqu’à ce que nous trouvions une solution. Durant quelques jours, d’ailleurs, il vaudra mieux pour vous ne quitter cet appartement que pour prendre l’air, de nuit, au jardin. Vous passerez pour malade, au moins jusqu’à ce que le bruit de votre fin tragique soit éteint. Cela ne durera guère, croyez-moi. Les fins tragiques sont fréquentes et l’intérêt du public fugace. Évidemment, je n’en dirais pas autant de celui de Monsieur. Avec lui il va falloir jouer serré.