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— Le cuisinier a bien fait les choses, ce soir, mon gentilhomme. Vous avez du potage aux écrevisses, des petits pâtés chauds, de la langue en ragoût, des fruits et des échaudés…

— Je n’ai pas faim.

— Vous avez tort mais, si vous y tenez, je peux remporter…

— Nous tout manger ! affirma Pongo péremptoire en poussant l’homme vers la porte sans ménagements. Toi t’en aller !…

— Au lieu de me gaver comme une oie à l’engrais, grogna Tournemine, on ferait beaucoup mieux de m’apprendre quand je dois être jugé et, éventuellement, exécuté…

C’était là le genre de questions qu’un geôlier redoutait entre toutes car il n’avait aucune possibilité d’y répondre. Eût-il d’ailleurs possédé la plus mince information sur le sort futur de ses prisonniers – la date ou l’heure du premier interrogatoire, par exemple – qu’il en était empêché par l’interdiction formelle, sous peine des plus graves sanctions, d’en laisser seulement supposer la plus petite parcelle, fût-ce par un seul mot ou même une intonation, un soupir. Aussi, quand les prisonniers s’engageaient sur ce chemin glissant, les gardiens choisissaient-ils de se cantonner dans un silence absolu et de quitter les lieux au plus vite. C’est ce que fit Guyot.

Sa silencieuse retraite ne fit pas l’affaire de Tournemine. Jaillissant soudain de sous l’abri de ses rideaux verts, il se jeta sur l’homme, le saisit par sa veste, le souleva de terre et se mit à le secouer si vigoureusement que le gros trousseau de clefs pendu à sa ceinture (il fallait parfois quatre ou cinq clefs pour une même serrure) se mit à grelotter tandis que les dents du malheureux claquaient d’effroi.

— Vas-tu me répondre, gredin ? hurla le chevalier. Je veux savoir quand je dois mourir.

— Je… je voudrais bien vous répondre, mon gentilhomme ! Je vous jure que je le voudrais de tout mon cœur. Mais je ne peux pas… Je ne sais rien !

— Tu es sûr ?

— Très, très sûr ! Et puis, fallait demander ça à Monsieur le Gouverneur quand il vous a reçu à votre arrivée ici. Pas à un pauvre porte-clefs…

— Quand je suis arrivé ?…

Lâchant brusquement l’homme qui vacilla, Tournemine lui tourna le dos et se dirigea vers l’étroite fenêtre, si profondément enfoncée dans son embrasure1 qu’elle ressemblait à l’orifice d’un tunnel, et demeura là un moment, sans rien voir des éclats somptueux dont le soleil couchant illuminait le ciel, perdu de nouveau dans ses pensées et cherchant à rassembler les souvenirs qui le fuyaient.

La disparition de Judith l’avait plongé dans une si profonde souffrance qu’il ne se rappelait rien, ou si peu, de ce qui avait suivi le moment où le lieutenant des gardes de la Prévôté, en lui mettant la main sur l’épaule, s’était assuré de sa personne au nom du roi. Seul l’aimable visage inondé de larmes de l’excellente Mlle Marjon, sa logeuse, flottait sur son départ de Versailles. Ensuite, il y avait un trou noir, l’obscurité cahotante d’une voiture hermétiquement close qui roulait au grand trot et qui conduisait à d’autres ténèbres, trouées de flammes rouges : celles d’un énorme puits de pierre, la cour de la Bastille…

Avait-il vu quelqu’un alors ?… Sa mémoire, toujours si sûre cependant, mit longtemps à lui restituer un visage sanguin sous un chapeau galonné d’or, un sourire aimable sur des dents jaunes, le son d’une voix qui souhaitait une bienvenue ambiguë. Et puis le raclement de pas ferrés sur des marches de pierre, le claquement des verrous, le grincement d’une lourde porte et, pour finir, le vaste désert obscur d’une chambre voûtée fleurant l’abandon et l’humidité que Pongo avait stigmatisée à sa façon.

— Vilain tipi !…

Pourtant, à sa manière silencieuse, l’Indien s’était adapté étonnamment bien à cet état nouveau. Alors que son maître, inerte et indifférent à son sort futur, laissait les jours – combien au juste ? Cent mille… ou quatre ? – couler sur lui sans réussir à penser à autre chose qu’à son bonheur brisé, Pongo, pour sa part, s’efforçait de tirer le meilleur parti possible des ressources de la Bastille.

L’ancien sorcier des Onondagas s’était, en effet, très vite aperçu de l’impression produite sur les geôliers, gens simples et volontiers craintifs, par son aspect sauvage, son crâne rasé, orné d’une longue mèche noire, qu’il se gardait bien à présent de recouvrir pudiquement d’une perruque, et les terrifiantes grimaces qu’il s’entendait si bien à étaler sur un visage déjà peu avantagé sur le rapport de la grâce. Sa voix caverneuse, son langage inhabituel avaient fait le reste et, régnant par la terreur, Pongo avait pu obtenir pour son maître un ameublement à peu près convenable, de la chandelle et même quelques livres auxquels, d’ailleurs, le prisonnier n’avait pas touché.

Veillant sur lui avec la vigilance d’une bonne nourrice, il avait laissé Tournemine remâcher son chagrin autant qu’il l’avait voulu tout au moins jusqu’à ce même jour – qui était le mardi 5 septembre 1785 – où Pongo décida que son maître avait donné suffisamment de temps aux regrets stériles. Et comme, avec un nouveau soupir, le chevalier quittait sa fenêtre pour regagner son lit sans même un regard à l’appétissant repas étalé sur la table, l’Indien vint lui barrer le passage.

— Assez pleuré ! fit-il sévèrement. Toi manger !

— La paix, Pongo ! C’est tout ce que je demande : la paix !

— Paix n’avoir jamais nourri personne et ventre creux mauvais pour esprit du guerrier…

— Guerrier ? Laisse-moi rire ! Qu’est-il devenu le guerrier ? Je suis prisonnier…

— Guerrier prisonnier toujours guerrier quand même ! Jamais perdre courage ou se laisser aller désespoir… comme petit enfant ou comme femme !

Gilles haussa les épaules.

— Si tu espères piquer ma vanité, mon vieux, tu te trompes. Entre un homme et une femme en prison il n’y a guère de différence. Le désespoir est le même…

À cet instant, comme pour lui apporter un démenti une voix de femme se fit entendre par la fenêtre, une voix qui chantait une romance à la mode. Pongo alla jusqu’à la profonde embrasure, tendit l’oreille et sourit découvrant les deux longues incisives qui lui donnaient une si étonnante ressemblance avec un lapin.

— On dirait femme mieux supporter prison que fameux Gerfaut ! fit-il, goguenard.

— Qu’est-ce que cela prouve ? grogna Tournemine. Qu’il y a des femmes qui peuvent s’accoutumer à n’importe quoi. C’est peut-être une folle, d’ailleurs. On dit qu’il y en a ici…

Mais il savait qu’il n’en était rien et même, cette voix, il lui semblait bien la reconnaître pour l’avoir entendue fredonner cette même romance – un air de « Nina ou la Folle d’Amour » – au cours de la soirée de jeux passée rue Neuve-Saint-Gilles et qui s’était si mal terminée pour lui2. Elle ressemblait beaucoup à celle de Mme de La Motte. Et comme celle-ci avait été arrêtée le 18 août, il n’y avait, après tout, rien d’étonnant à entendre sa voix. Par contre, il était surprenant qu’elle eût le cœur à chanter…

Pourtant, à se trouver ainsi tiré de ses idées noires et ramené à la fangeuse histoire qui avait éclaté comme un ouragan sur Versailles et fait arrêter pour vol, comme un simple truand, le cardinal-prince de Rohan, Grand Aumônier de France, Tournemine sentit que le temps des lamentations s’achevait pour lui.

Quittant la chaise sur laquelle il s’était laissé tomber, il dédia un pâle sourire à Pongo.

— Eh bien, grand sorcier, que veux-tu que je fasse ? Quelle médecine m’ordonnes-tu ?

— Pongo l’a dit : toi manger pour retrouver pensées saines et goût du combat.