Выбрать главу

— Je m’en remets entièrement à vous et à vos conseils. Mais je ne vous cache pas que j’aurai peine à supporter une longue captivité. Il faut que je puisse sortir le plus vite possible.

— Je sais. Je sais aussi ce qu’est l’amour. Sachez vous-même que vous pouvez compter entièrement sur moi et sur ma compréhension. Ainsi soyez en repos et dormez bien. Vous voici chez vous.

Au seuil, Gilles tendit une main dans laquelle, instantanément, Pierre-Augustin mit la sienne.

— Merci, dit simplement le jeune homme. Merci pour tout. Je n’oublierai pas.

Et il referma la porte tandis que son hôte se dirigeait vers sa propre chambre en fredonnant la chanson de Chérubin que tout Paris chantait alors :

Je veux, traînant ma chaîne

(Que mon cœur, mon cœur a de peine)

Mourir de cette peine

Mais non m’en consoler…

C’est ainsi que Tournemine et Pongo entrèrent chez Figaro…

1. Actuelle rue de Sévigné.

DEUXIÈME PARTIE

L’ATTENTAT

CHAPITRE IV

UN AUTRE VISAGE

Cette nuit-là, Thérèse de Willermaulaz ne se coucha pas. La nuit était trop avancée pour qu’elle pût espérer trouver le repos.

Tandis que ses hôtes, succombant enfin à la fatigue, dormaient de ce bon sommeil que donnent la sécurité et l’espoir d’une prochaine liberté, elle s’en alla, dès que le jour fut clair, entendre la messe au couvent des Filles de La Croix, voisin immédiat de la Bastille, puis errer sous les jeunes tilleuls de la place Royale1 pour entendre les nouvelles du quartier. Elle savait que les dévotes des premières messes étaient toujours les meilleures sources d’information et qu’une fois en possession d’une nouvelle bien juteuse, elles se hâtaient de la répandre au plus vite en se rendant d’abord au cœur potinier du quartier, c’est-à-dire entre les grilles du beau quadrilatère couleur d’aurore qu’avait jadis construit le bon roi Henri.

Son attente ne fut pas déçue. Depuis l’arrestation si spectaculaire du cardinal de Rohan et les premières inculpations dans ce que l’on appelait déjà l’Affaire du Collier, les prisonniers de la Bastille tenaient la vedette dans la curiosité des Parisiens et, à plus forte raison, dans celle des habitants de la rue Saint-Antoine et du faubourg voisin. À peine marmotté le dernier Deo gratias qu’en gagnant la sortie on chuchotait déjà en se trempant le bout des doigts dans le bénitier.

— Vous avez entendu la cloche cette nuit ?

— Pensez ! ça nous a tenus éveillés un bon bout de temps ! Est-ce qu’on sait ce qui s’est passé ?

— Eh bien, je me suis laissé dire qu’un de ces pauvres gens que l’Autrichienne entasse à la Bastille comme harengs dans leur caque se serait jeté du haut d’une tour…

— Une évasion comme qui dirait ?… Mon gamin, en sortant du fournil pendant que ça sonnait, a appris qu’un prisonnier avait essayé de s’en sauver et que les invalides lui auraient tiré dessus.

— Une chose est sûre : on a tiré et pas qu’un coup !… Ça me paraît louche, moi ; ce bonhomme qui essaie de s’évader et qu’on abat. L’a pas eu beaucoup de temps pour se préparer. Ça serait pas un témoin gênant qu’on aurait voulu faire disparaître parce qu’il en savait trop ?

Les potins allaient si bon train qu’en arrivant place Royale, Thérèse avait recueilli une foule d’informations allant des abords de la vérité à la plus intense fantaisie, d’un espion chargé d’empoisonner le cardinal de Rohan et qui, démasqué par les gardes, aurait été fusillé et jeté dans le fossé pour faire croire à une évasion… jusqu’au cardinal de Rohan lui-même qui aurait tenté de s’enfuir et qu’on aurait rattrapé à temps. Mais il ne venait à l’idée de personne que l’alerte de la nuit pouvait cacher tout simplement une évasion réussie. Personne ne parlait des quatre cavaliers qui avaient, à la vitesse de l’éclair, traversé la petite place pour s’enfoncer dans les ténèbres de la ville endormie.

Un peu rassurée, la jeune femme reprit le chemin de la rue Vieille-du-Temple à travers le lacis de ruelles malodorantes où les pluies de la veille et de l’avant-veille avaient donné naissance à des monceaux de boue truffée d’immondices. Ce n’était pas un mince mérite que de s’y aventurer, mais quand il s’agissait de la sécurité des siens, et surtout de son bien-aimé Pierre-Augustin, Thérèse était capable de se hausser au niveau des grandes héroïnes. N’était-ce pas déjà une action bien méritoire, pour une femme qui n’avait pas dormi, que d’être allée assister à une messe ? La religion, d’ailleurs, n’avait jamais eu beaucoup d’importance pour elle puisqu’elle avait déjà un dieu, tout à fait terrestre et qui lui suffisait.

Ce fut au nom de ce dieu quasi conjugal que, dans la journée, elle exigea doucement de Tournemine la promesse de ne rien tenter pour sortir de l’hôtel de Hollande tant que Pierre-Augustin ne lui aurait pas lui-même ouvert la porte.

— Soyez certain qu’il ne vous retiendra pas plus longtemps qu’il ne faut. Lorsqu’il vous rendra la liberté vous pourrez la prendre en toute sécurité car il y a peu d’hommes mieux informés que lui. Mais jusque-là il serait trop bête, puisque les choses semblent se présenter assez bien, de tout remettre en question en vous faisant reconnaître. Les espions de Monsieur sont nombreux et ils ont de bons yeux.

— Ce serait surtout trop bête, trop injuste et même criminel que payer votre hospitalité en faisant courir à vous-même et aux vôtres un aussi grave danger. Vous avez ma parole.

Ces quatre derniers mots lui avaient coûté infiniment plus que Thérèse ne l’imaginait car il brûlait de se jeter, sans plus attendre, sur la trace qu’il sentait si chaude encore de son ennemi princier et il craignait un peu que le côté bourgeois prudent de l’auteur dramatique ne l’incitât à faire traîner les choses au-delà du temps nécessaire. Mais il connaissait trop bien, à présent, les méthodes du comte de Provence pour comprendre quel grave danger couraient les Beaumarchais si celui-ci venait à avoir le moindre doute sur la réalité de sa mort. Qu’une imprudence lui apprît que Tournemine vivait caché rue Vieille-du-Temple et toute la maisonnée paierait très cher le refuge si généreusement accordé.

Bon gré mal gré, il lui fallut s’intégrer à la vie d’une famille qu’il ne tarda pas à trouver charmante et ce fut le début d’une période où le confort de ses jours n’avait d’égal que l’inconfort de ses nuits hantées continuellement par l’ombre fragile de sa bien-aimée Judith. Des cauchemars horribles la lui montraient pleurant et se débattant aux mains de démons qui avaient tantôt le visage de Monsieur et tantôt celui de son astrologue. Parfois, le désir sans cesse grandissant qui le tenaillait le faisait plonger en un rêve délicieux : Judith était près de lui, dans ses bras, elle l’enveloppait de ses cheveux de flamme et il pouvait sentir la douceur de sa peau contre la sienne. Il entendait battre son cœur sous ses lèvres et aussi le doux halètement de biche forcée qu’elle avait au moment où, noyée de caresses, elle s’ouvrait pour lui… et puis le rêve basculait dans l’horreur. Des mains énormes lui arrachaient la jeune femme dont le murmure devenait sanglot, des mains noires et gluantes dont les doigts informes se traînaient comme des limaces sur ses seins, sur son ventre, qui broyaient son corps soyeux avant de le précipiter dans un abîme sans fond où il n’en finissait pas de tomber en tourbillonnant.