Выбрать главу

De ces cauchemars, Gilles sortait bouleversé, trempé de sueur, épuisé, en criant la plupart du temps, pour trouver le visage inquiet de Pongo qui le secouait, penché sur lui.

— Toi finir par te rendre malade, disait le brave Indien en allant chercher la tisanière que Thérèse faisait disposer dans toutes les chambres de sa maison et en l’abreuvant de tilleul auquel par la suite il ajouta un peu de pavot quand les assauts des mauvais rêves devinrent plus fréquents et plus cruels.

Heureusement, entre ces mauvaises nuits, il y avait les jours dont les couleurs étaient infiniment plus douces car on était très bien chez les Beaumarchais… Il y avait Pierre-Augustin, d’abord et, à vivre auprès de lui, le fugitif constata bientôt que la renommée dessine parfois d’étranges images, bien différentes de la réalité.

Peu d’hommes en France étaient aussi célèbres que le père de Figaro mais encore moins étaient aussi injustement vilipendés. De quoi les jaloux ne l’accusaient-ils pas ? On l’avait dit voleur, criminel même, rapace, concussionnaire, pervers, traître à toutes sortes de causes tant il est vrai qu’en France, si l’on veut jouir de l’amitié de tous, il faut ne dépasser personne…

Or, Gilles vit un homme qui avait plus du double de son âge et que, cependant, il pouvait traiter en frère aîné tant il avait de jeunesse véritable et de gentillesse, un homme qui, en dépit d’un léger début de surdité, savait entendre un soupir de tristesse, un homme qui se passionnait pour toutes les causes humaines et dont les soucis allaient des insurgents d’Amérique et des protestants de France aux œuvres de Voltaire interdites sur le territoire français, un homme qui se préoccupait de progrès, se battait pour que Paris eût l’eau courante et pour que l’homme en vînt à conquérir l’espace aérien, un homme qui aimait les femmes, certes, la vie facile, le luxe, l’amour, l’argent… mais qui savait merveilleusement partager tout cela.

Et puis il y avait Thérèse. Thérèse qui remplaçait auprès de Pierre-Augustin les chères petites sœurs que la vie avait écartées plus ou moins de sa maison. Thérèse qui avait élevé l’art de vivre à la hauteur d’une institution…

Ennemie jurée de tout ce qui n’était pas l’ordre, la propreté et le confort, Thérèse, en bonne Suissesse doublée de Flamande, ne pouvait concevoir sa luxueuse maison qu’étincelante de propreté. Chez elle, le linge était neigeux, les parquets miroitants, l’argenterie fulgurante, les meubles luisants de bonne santé, embaumés de cire d’abeille et les soieries aussi fraîches que les fleurs du jardin. Un jardin qui, surveillé d’aussi près que le reste, voyait ses pelouses balayées chaque matin et recevait des soins si sévères qu’il ne serait certainement venu à l’idée d’aucune haie, bordure de buis ou oranger en caisse de se permettre la moindre négligence en matière d’alignement.

Mais c’était surtout à la cuisine que le génie de Thérèse donnait toute sa mesure. Beaumarchais était gourmand, aimait recevoir avec éclat et souvent, et Thérèse faisait en sorte qu’il n’eût jamais le plus petit reproche à lui adresser. Fine cuisinière, elle n’avait confiance qu’en elle-même pour le choix des denrées appelées à l’honneur de figurer sur la table du grand homme. Aussi chaque matin, à heure fixe, pouvait-on la voir, vêtue avec simplicité, s’en aller faire son marché suivie d’un ou deux valets armés de grands paniers et parfois même, les jours de grand souper comme le samedi, d’une charrette destinée à rapporter les provisions.

Quand elle rentrait, le sous-sol de sa maison se changeait en une sorte de palais de Dame Tartine d’où s’évadaient des senteurs exquises, évocatrices de préparations délectables, qui embaumaient l’escalier et montaient jusqu’au niveau des chambres.

Mais ces belles vertus ménagères n’empêchaient nullement la jeune femme d’être joliment cultivée et de jouer de la harpe en artiste. Douce et gaie, toujours miraculeusement nette dans ses robes claires, même les jours de confitures ou de gibier, d’une discrète élégance, elle pouvait représenter pour un homme de goût la compagne idéale et Gilles, peu à peu, se prit pour cette charmante femme d’une affection sincère et fraternelle qu’on lui rendit bientôt avec usure et sans la moindre arrière-pensée d’ailleurs.

C’était Thérèse encore qui avait fait confectionner les vêtements neufs dont Pierre-Augustin, généreusement, avait pourvu les deux évadés arrivés pratiquement nus chez lui, et elle y avait mis non seulement son goût mais la délicatesse que l’on réserve aux êtres chers. De cela aussi Gilles lui était reconnaissant.

Il s’attachait, enfin, à la petite Eugénie, l’enfant que Thérèse avait donné à son amant neuf ans plus tôt. La fillette tenait de son père une pétulance de vif-argent et, si le charme discret de sa mère apparaissait déjà en elle, Eugénie n’en promenait pas moins sur le monde environnant des regards précocement conquérants qui choisissaient ou repoussaient sans appel les pauvres mortels offerts à ses yeux.

Elle avait adopté d’enthousiasme Gilles et Pongo quand, après quelques jours de claustration totale, Pierre-Augustin les avait présentés officiellement à sa maisonnée sous les avatars fantaisistes qu’il avait choisis pour eux.

Dûment affublé d’une perruque d’un noir de suie retenue dans une résille espagnole et armée de redoutables accroche-cœurs, Pongo devint le señor don Inigo Conil y Tortuga, comte de Barataria, tandis que Gilles, nanti d’une perruque de procureur et d’une paire de lunettes, se voyait promu au rang de secrétaire du noble comte.

Ce double déguisement satisfaisait pleinement la passion de la comédie qui habitait Beaumarchais et son goût irrésistible pour les espagnolades, d’autant que ses deux protagonistes jouèrent leurs rôles avec une perfection qui le surprit. Le maintien naturellement hautain et silencieux de l’Indien s’adapta parfaitement à l’hidalgo arrogant et théâtral, ne parlant guère que par monosyllabes, voulu par l’auteur. Quant à Gilles, la contenance subalterne qui convenait à son personnage l’avait complètement transformé : clignant des paupières derrière les montures de fer de ses lunettes, le dos rond comme il sied à un homme passant le plus clair de son temps courbé sur des paperasses, les pieds en dehors et les genoux légèrement fléchis, il avait réussi à perdre une bonne partie de sa taille.

— Vous êtes certain de vouloir retourner servir aux gardes du corps ? dit Pierre-Augustin un soir où, toutes portes closes, tous deux buvaient du vin de Champagne dans le cabinet de l’écrivain en causant de leurs affaires. Il me semble que, si vous vouliez devenir comédien, vous auriez une belle carrière devant vous… et une excellente couverture. Qui donc irait chercher un noble parmi les baladins, les histrions ?

— L’idée pourrait être bonne, en effet, soupira Tournemine en étirant avec volupté ses longues jambes devant lui, s’il n’y avait les chandelles de la rampe et les yeux aigus du public. Et puis, je ne crois pas que je pourrais soutenir longtemps un personnage ratatiné comme en ce moment. Il faudra trouver autre chose pour la vie de tous les jours. La peau dans laquelle j’entrerai doit au moins me permettre de vivre vertical… Il n’empêche, ajouta-t-il après avoir réfléchi un instant en achevant de vider sa flûte de cristal, que j’avoue prendre un certain plaisir à ce rôle que vous me faites jouer pour vos gens. C’est amusant de changer de visage, de personnalité…