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— Je ne vous le fais pas dire ! s’écria Beaumarchais soudain épanoui. Le théâtre, mon cher, il n’y a pas de meilleure école de la vie car il permet d’aborder toutes les situations, d’entrer dans tous les personnages, d’être un jour celui-ci et demain cet autre, d’avoir vingt ans ce soir et d’approcher le siècle au matin suivant. Ah oui, c’est une belle chose qu’être comédien ! Mais, si j’ai bien compris les intentions de notre sire le roi, vous vous disposez à devenir pour moi un confrère ?

— Un confrère ? Comment l’entendez-vous ?

— Ne serez-vous pas, peu ou prou, un agent secret lorsque nous aurons réussi à vous trouver une personnalité de rechange convenable ? Nous serons donc confrères, conclut-il tranquillement. J’ajoute que le métier présente quelques ressemblances avec celui de comédien. L’agent est un comédien qui joue sans public, pour sa propre admiration en quelque sorte. Lui seul peut savoir s’il a été bon ou mauvais en scène car lui seul – s’il a du courage et de l’honneur – en supporte les conséquences. Voyez-vous, ajouta Beaumarchais en tendant simultanément les mains vers la grosse bouteille ronde qui reposait dans un rafraîchissoir d’argent et vers l’assiette sur laquelle Thérèse avait fait disposer des biscuits de Reims, il peut arriver qu’ayant choisi ce dangereux métier du renseignement qui est en quelque sorte celui d’une guerre perpétuelle et secrète, un homme se retrouve prisonnier du masque dont il s’est affublé et qui refuse de quitter son visage. La comédie alors devient drame…

Tournemine regarda son hôte avec curiosité.

— Comment cela ? J’avoue ne pas très bien comprendre. Que l’agent secret change fréquemment de visage, j’en demeure d’accord, mais pourquoi devrait-il en garder définitivement un autre aspect que le sien propre ? Le señor Rodrigue Hortalez me semble avoir bien disparu puisque vous m’avez montré, sur le devant de cette maison, ses bureaux vidés et désaffectés…

— Rodrigue Hortalez n’était guère qu’un fantôme d’homme d’affaires créé pour des besoins commerciaux et je n’ai que très rarement emprunté son apparence. Il n’en va pas de même pour quelqu’un à qui je pense et qui devra, jusqu’à sa mort, demeurer captif de son double. Vous êtes jeune, chevalier, et introduit depuis trop peu de temps à la Cour pour avoir entendu prononcer le nom du chevalier d’Éon. Il ne vit plus en France d’ailleurs depuis quelque temps…

La mémoire exacte de Tournemine qui n’oubliait jamais un nom ni un visage lui restitua immédiatement un souvenir.

— Le chevalier d’Éon ? La dame chez qui je loge, à Versailles, m’a dit avoir hébergé avant moi une demoiselle d’Éon qui avait d’ailleurs de curieuses habitudes, entre autres celle de fumer la pipe.

— Où habitez-vous donc ?

— Rue de Noailles, au pavillon Marjon…

Beaumarchais se mit à rire.

— Eh bien, votre demoiselle et le chevalier ne font qu’une seule et même personne.

Et il raconta l’étrange histoire de ce jeune noble bourguignon qui, entré au fameux « Secret du roi »2 durant l’ambassade du comte de Broglie en Russie, occupa, sous des jupons de femme, le poste de lectrice de la tsarine Elisabeth avant de servir comme capitaine de dragons puis d’être chargé d’autres missions en Angleterre.

« Mince, beau, séduisant avec un teint de demoiselle, des mains charmantes et une sorte de grâce, d’Éon faisait une aussi jolie femme qu’un fringant officier. »

— N’exagérez-vous pas un peu ? Une femme cela se sent, cela se respire même…

Beaumarchais se mit à rire.

— Les brouillards de la Tamise ne m’avaient pourtant pas enrhumé, je vous le jure, mais quand je l’ai connu, je vous affirme que j’ai été pris au jeu moi qui vous parle et qui, croyez-moi, m’entends assez à… respirer les femmes. Je lui ai même proposé de l’épouser.

Cette fois ce fut au tour de Gilles de rire. Pierre-Augustin marié à un capitaine de dragons. L’image était irrésistible.

— Comment l’avez-vous évité ? La « dame » n’est pas tombée amoureuse de vous ?

— Ni moi d’elle… ou de lui, d’ailleurs. Ma proposition était toute politique et puis d’Éon n’a plus vingt ans. En fait, nous nous détestons cordialement, ce qui ne m’empêche pas de le plaindre car, à la suite d’une intrigue touchant de près à l’honneur du roi d’Angleterre, d’Éon a dû faire le serment de ne plus jamais quitter ses vêtements féminins. Interdiction lui est faite, par le roi et le ministère des Affaires étrangères, de reparaître jamais sous ses habits d’homme. Et je sais qu’à présent il en souffre comme un damné.

— Où vit-il actuellement ?

— À Londres. On lui sert une pension. Hélas, à présent il ne reste plus grand-chose du damoiseau de jadis ! Il est amer, aigri et regrette, je crois, de tout son cœur, la folie qu’il a commise de se glisser un jour sous des falbalas de femme. Manier l’éventail, se poser des mouches, marcher continuellement perché sur des mules à hauts talons quand on aimerait tant, en pantoufles, fumer sa pipe à cheval sur une chaise en regardant roussir les vignes du Tonnerrois – du Tonnerrois où il ne retournera jamais – c’est un assez cruel supplice…

Un silence s’établit entre les deux hommes. Gilles évoquait silencieusement mais avec horreur le sort de cet homme prisonnier de son double comme l’avait dit Beaumarchais, enseveli vivant sous les dentelles et l’attirail mièvre des femmes alors que, sans doute comme lui-même à présent, d’Éon avait rêvé d’une vie glorieuse, d’une famille à qui transmettre son vieux nom, d’une vieillesse honorable. Les récits, distraitement écoutés à l’époque, de Mlle Marjon lui revenaient en esprit. Bien souvent, la vieille demoiselle avait parlé de cette grande femme toujours vêtue de noir mais d’un noir élégant que lui fournissait la modiste de la reine, Mlle Bertin, et qui écrivait à longueur de journées en fumant sa pipe, de cette étrange créature qui n’était pas servie par une femme de chambre et qu’elle avait surprise, un matin, à la petite pointe de l’aube, faisant un assaut d’escrime avec son valet derrière les buissons qui encombraient le fond du jardin, de cette pieuse fille de Bourgogne enfin, qui n’allait jamais à la messe et encore moins à confesse. Et Gilles essayait d’imaginer ce qu’il ressentirait si les hasards d’une vie de dévouement à la cause royale le conduisaient lui aussi à étouffer lentement sous une inexorable cuirasse de soieries parfumées.

— Je ne pourrais pas supporter cela, dit-il enfin, et je ne comprends pas que cet homme ait accepté un tel supplice. Que n’est-il parti au diable… plus loin que la mer, plus loin que l’horizon ? Au cœur sauvage de l’Amérique personne ne serait allé voir s’il enfilait, le matin en se levant, une culotte ou un cotillon.

— Personne, en effet… et personne non plus ne lui interdit de prendre un bateau, à Douvres ou à Portsmouth, mais il sait bien que, ce bateau, il devrait le prendre en femme et qu’au cœur de vos forêts américaines, il lui faudrait encore garder sa défroque. Ne vous ai-je pas dit qu’il avait dû donner sa parole ? Et d’Éon, même si je ne l’aime pas, est un gentilhomme.

Tournemine rougit légèrement.

— C’est juste ! J’avais oublié. Vous avez raison, dans ce cas il n’y a rien à faire mais votre histoire amène de l’eau à mon moulin, mon ami ; il faut, pour la suite des jours à venir, que je me trouve un personnage assez différent de ce que je suis pour ne pas éveiller les soupçons de qui vous savez, mais sous le masque duquel il me soit possible de vivre et de mourir réellement si le sort voulait qu’il ne me soit plus possible de le rejeter.