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— Un peu de patience ! L’article de la Gazette décrivant comment l’on a retrouvé le corps du chevalier de Tournemine, frappé de plusieurs balles, dans l’eau des fossés à la suite d’une tentative d’évasion désespérée, est encore trop récent. C’est tout juste si l’encre en a eu le temps de sécher. Dans quelques jours, je vous ferai connaître mon ami Préville.

— Préville ? Le comédien ?

— Le comédien. C’est un homme de goût, un homme sûr… et un brave homme. Avec lui notre secret sera en d’excellentes mains. Il en a gardé d’autres, croyez-moi. D’autant qu’il n’aime pas plus Monsieur que nous ne l’aimons vous et moi. Mais surtout, Préville est un maître dans l’art du grimage et son coup d’œil est infaillible. Il saura, d’emblée, ce qui peut le mieux vous convenir quand il aura parlé avec vous durant trois minutes car personne, comme lui, ne sait quel personnage convient le mieux à tel rôle. Savez-vous, ajouta-t-il en souriant, que Préville a eu le beau courage de me refuser le rôle de Figaro que je lui offrais sur un plateau d’or ?

— Peste ! fit Gilles qui savait déjà quelle tendresse Beaumarchais portait à son barbier sévillan.

— Et cela parce qu’il estimait n’avoir plus l’âge du personnage même s’il en conservait encore l’apparence. Croyez-moi, chevalier, c’est Préville qu’il nous faut. Mais, en attendant, continuez donc à jouer les secrétaires un peu demeurés. Vous vous en tirez à merveille…

C’était en vérité un rôle facile pour Tournemine car, en dehors des repas qu’ils prenaient avec la famille Beaumarchais, souvent réduite dans la journée à Thérèse et à Eugénie, le señor Conil y Tortuga et son secrétaire se renfermaient la majeure partie de la journée dans leur appartement pour y tuer le temps chacun à sa façon.

Parfois, le soir, Gilles devait mettre au lit, avant même le souper, un Pongo ivre comme toute la Pologne un jour de fête et descendre souper sans lui. Il s’attardait alors à écouter Thérèse lui jouer de la harpe dans la galerie de Flore ou à entamer avec Eugénie une partie de jonchets si Pierre-Augustin n’était pas là pour lui tenir compagnie.

Par contre, le samedi soir, ni lui ni Pongo n’apparaissaient car c’était, traditionnellement, le jour où Beaumarchais recevait ses amis habituels : Gudin, l’alter ego, le plus intime qui, cependant, ignorait tout de leur présence, l’abbé de Calonne, l’acteur Molé ou l’intendant des menus plaisirs Papillon de La Ferté, les personnages importants qui pouvaient lui être d’une quelconque utilité. Ces soirs-là l’hôtel de la rue Vieille-du-Temple ruisselait de lumières et, au son d’une musique discrète, les invités prenaient place autour d’une table royalement servie que Thérèse présidait avec sa douceur et sa grâce habituelles, cependant que le Noir Jean-Baptiste, ou encore le vieux Paul, le fidèle serviteur de Pierre-Augustin, montaient sur un grand plateau leur repas aux deux séquestrés.

Ces dîners du samedi étaient une rude épreuve pour ceux-ci, car ils réunissaient toujours beaucoup de monde. Le triomphe sans cesse grandissant du Mariage de Figaro portait Beaumarchais au sommet de sa gloire. Après Paris où l’on s’arrachait les places, la France, et l’Europe avec elle, brûlait d’applaudir une pièce que l’on disait prodigieuse. En outre Pierre-Augustin venait de fonder le Bureau de législation dramatique3 destiné à obliger enfin les Comédiens-Français à payer des droits à leurs auteurs. Cela n’avait pas été sans mal. Beaumarchais avait dû soutenir un combat épique mais il en était sorti vainqueur et nombreux étaient ceux qui étaient prêts aux pires bassesses pour le plaisir de s’asseoir à la table de l’homme du jour. Aussi le bruit de la fête emplissait-il toute la maison, rendant le sommeil impossible, un sommeil auquel d’ailleurs Gilles et Pongo ne songeaient guère, craignant à chaque instant de voir leur petit domaine envahi par quelques-uns des joyeux pochards de l’étage inférieur en veine d’exploration.

Et puis, à mesure que le temps passait, Tournemine supportait de plus en plus difficilement sa claustration. Il se sentait étouffer entre les murs élégamment tendus de damas jaune de sa chambre et, la nuit, il rêvait d’une plaine immense et nue, d’une vaste campagne à travers laquelle il galopait éperdument sur le dos de Merlin, son beau cheval, dont il était privé depuis des semaines. Peu à peu, les attraits de la maison faiblirent. Le jeune homme perdait l’appétit et quand on atteignit les premiers jours d’octobre, c’était lui qui ne quittait plus guère sa chambre le soir.

Comme si elle était sensible aux vibrations de cette âme en peine, l’atmosphère de la maison semblait s’assombrir progressivement. Pierre-Augustin, que son génie remuant ne laissait guère en repos et qui avait toujours une ou deux affaires sur les bras, en venait, depuis quelques jours, à considérer amèrement les revers d’une médaille aussi exceptionnellement brillante : à mesure que grandissaient ses triomphes, le nombre de ses ennemis augmentait en proportion, peut-être même plus vite encore et, parmi ces nouveaux venus, il s’en découvrait parfois qui étaient particulièrement dangereux : ceux qui, comme le dernier en date, détenaient une plume aussi redoutable que la sienne et pouvaient le battre sur son propre terrain.

Ainsi d’un certain comte de Mirabeau, gentilhomme provençal de mœurs plus que douteuses qui traînait alors à Paris une existence incertaine de gueux littéraire perpétuellement à la recherche de cet or trop rare dont il avait tant besoin pour satisfaire ses passions. Par ses dettes, ses duels, ses démêlés avec sa femme et ses débauches, ce Mirabeau traînait le scandale après lui et les multiples lettres de cachet que son père avait obtenues pour tenter de le ramener à une plus juste conception de la vie de société lui avaient valu de nombreux séjours en prison sans d’ailleurs l’assagir le moins du monde. D’une laideur quasi monstrueuse avec une tête énorme et une figure ravagée par la petite vérole, il avait reçu des fées, en contrepartie, le don de l’éloquence, la puissance du verbe jointe à celle de la plume et une grande solidité de pensée. Et c’était cet homme-là, ce terrible molosse qui avait entrepris de planter ses crocs dans les mollets élégants et spirituels de Beaumarchais.

Celui-ci venait, en effet, d’offenser doublement le futur tribun en refusant d’imprimer, sur les presses qu’il possédait de l’autre côté du Rhin, à Kehl, son Essai sur les Cincinnati et, chose plus grave encore vu l’état des finances du personnage, de lui prêter vingt-cinq louis.

— Si je vous prête cette somme, déclara Pierre-Augustin avec une grande logique, nous ne manquerons pas de nous brouiller par la suite. J’aime mieux me brouiller avec vous tout de suite et faire une économie de vingt-cinq louis…

C’était une faute et la réaction ne s’était pas fait attendre. Dans les tout débuts du mois d’octobre, Mirabeau publiait un violent pamphlet Sur les Actions de la Compagnie des Eaux de Paris dont Beaumarchais, toujours à la pointe du progrès, était l’un des notoires promoteurs et, sous couleur de défendre la corporation des porteurs d’eau, le pamphlétaire famélique et génial l’y traînait dans la boue en l’accusant de vouloir réduire à la misère un petit métier et de préparer des fondrières dans les rues de Paris avec le passage de ses canalisations.

L’inculpé venait tout juste de lire ce désagréable factum quand, au matin du samedi 6 octobre, Tournemine qui avait passé la majeure partie de sa nuit à arpenter sa chambre, vint frapper à la porte de son cabinet. Rouge de colère, la perruque en bataille, il releva sur son hôte un regard qui flambait.

— Que voulez-vous ? grogna-t-il sans plus s’embarrasser de formules de politesse tant il était furieux, mais le jeune homme ne s’émut pas pour autant.