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— Croyez que je suis navré de vous déranger à un moment qui me paraît… fort mal choisi, mais je ne pouvais plus attendre. Beaumarchais, mon ami, si vous ne voulez pas me voir devenir fou sous votre toit, il faut que je vous quitte.

Le visage de l’écrivain revint progressivement à une teinte normale tandis que son œil se faisait attentif.

— Vous en avez assez, hein ?

— De votre hospitalité ? Certainement pas ! Elle est royale et je vous supplie de ne pas me taxer d’ingratitude. Mais le gamin des landes de Kervignac n’est pas encore mort en moi. Je suis un animal de grand vent, mon ami, et voilà un grand mois que je vis enfermé. Je n’en peux plus. En outre, si j’ai bien deviné ce qui se passe ici depuis quelques jours, vous avez des ennuis.

— J’en ai toujours eu… et de plus graves que ce torchon ! gronda Pierre-Augustin en jetant les feuillets de papier sur un coin de sa table de travail. Cette fois, cela tient à ce que j’ai trop de succès, ajouta-t-il avec cette fatuité ingénue qui était à la fois, chez lui, un défaut et un charme. Et si vous en voulez la preuve, tenez ! Lisez !…

Sa vaste robe de chambre en damas zinzolin4, largement ouverte, voltigeant autour de lui comme de grandes ailes sombres, il se rua sur un angle de la bibliothèque, en tira un énorme livre relié en maroquin pourpre qu’il vint abattre sur une petite table placée en prolongement du bureau. Une inscription en larges lettres d’or s’étalait sur le cuir odorant : « Matériaux pour élever mon piédestal » lut Gilles avec une surprise amusée. Mais déjà Beaumarchais ouvrait le livre, il était plein de libelles, de pamphlets, de chansons, de lettres anonymes ou non, mais toutes rassemblant une assez jolie collection d’injures plus ou moins claires.

— Voilà ! fit-il non sans orgueil. Voilà tout ce que l’on a déjà écrit sur moi, tout ce qui, un jour, servira ma gloire ! Les âneries de ce Mirabeau vont y occuper, croyez-moi, une place de choix car le bougre a du talent.

— Et vous n’allez pas répondre ? fit Gilles après avoir parcouru rapidement le pamphlet.

— Je… Si !… Oh ! s’il n’y avait que moi, je mépriserais, mais je ne peux pas laisser insulter en même temps tous les actionnaires de la Compagnie des Eaux, ni bafouer le progrès. À ce propos… il est peut-être temps en effet que vous repreniez votre liberté, mon ami, car il va falloir me rendre à Kehl pour faire imprimer ma réponse et aussi pour voir où en est ma grande édition des œuvres de Voltaire que l’on voudrait5 m’obliger à détruire. Comme je repars en guerre, en quelque sorte, je ne voudrais pas qu’il arrive du désagrément à Thérèse pendant mon absence. Ce Mirabeau est à la solde d’un groupe de banquiers qui jouent à la baisse sur les Eaux dans l’espoir de me faire boire un bouillon ! Cela lui donne de la puissance à ce salaud et il en profite. Misérable écrivaillon taré qui mettrait sa mère au bordel pour une poignée d’or !

Il devenait violent, vulgaire. L’apprenti horloger de jadis faisait craquer le vernis de l’homme de Cour, du professeur de musique de Mmes Tantes6 sous la poussée d’une colère dans la trame de laquelle Gilles décelait de la lassitude et aussi de la peur. Mais était-ce pour lui-même qu’il craignait ou seulement pour celle qu’il appelait sa « ménagère » faute d’avoir eu, jusqu’à présent, l’honnêteté d’en faire sa femme.

— En ce qui vous concerne, continua-t-il d’un ton plus calme, je crois qu’en effet le moment est venu de vous ouvrir la porte. La Cour va gagner Fontainebleau pour les chasses et pour y recevoir les ambassadeurs autrichiens et hollandais en vue du traité et Monsieur, qui ne chasse pas, va sans doute se rendre dans sa terre de Brunoy. Le temps me paraît bien choisi pour faire faire ses premiers pas sur le pavé de Paris à un nouveau personnage. Je vais appeler Préville auquel, d’ailleurs, j’ai déjà touché un mot de notre affaire et…

— Pourquoi ne l’épousez-vous pas ? interrompit Tournemine.

Le flot de paroles s’arrêta net. Il y eut un instant de silence tandis qu’une lueur railleuse s’allumait dans l’œil bleu de Pierre-Augustin.

— Épouser qui ? Préville ?

— Allons, Beaumarchais ! Cette plaisanterie n’est pas digne d’un amour comme le sien. Pourquoi n’épousez-vous pas Thérèse ? Elle vous aime de tout son cœur, elle vous a donné une fille que vous adorez et elle est une femme merveilleuse. Depuis le temps qu’elle vit avec vous, n’avez-vous pas compris qu’elle était tout juste celle qu’il vous fallait ? À moi il a suffi d’un mois pour m’en rendre compte, et vous pourriez être mon père.

— Justement ! Comment pouvez-vous savoir ce qu’il me faut ? grogna Pierre-Augustin.

— Cela se voit. Vous vous plaisez chez vous, vous y êtes heureux et vous aimez être auprès d’elle. En outre, elle est jeune. Vous l’êtes… moins.

— Je sais ! Mais j’ai encore envie d’autres femmes.

— Eh bien, ayez des maîtresses… mais faites de Thérèse Mme de Beaumarchais. Il vient un temps où l’homme a besoin de stabilité.

— J’ai déjà été marié deux fois et pas pour mon bien.

— La troisième sera pour votre bien. Imaginez que quelqu’un passe, quelqu’un dont elle puisse s’éprendre. Elle est trop droite pour le partage : elle partirait. Comment accepteriez-vous ce départ ? Vous n’imaginez pas ce que cela peut être cruel, une place vide, murmura le jeune homme songeant à Judith.

— Je ne l’accepterais pas du tout ! cria Beaumarchais hors de lui, et quant à vous cessez un peu de vous occuper des affaires des autres : les vôtres sont assez embrouillées comme cela. Ceci dit… il se peut que vous ayez raison. Je vais y réfléchir…

— Merci. J’emporterai donc l’impression réconfortante d’avoir un peu payé ma dette à cette charmante et généreuse femme. Et pardon si je me suis mêlé de ce qui ne me regardait pas… n’y voyez que de l’amitié.

— Je le sais bien… C’est donc entendu, je vais prévenir Préville.

Mais il n’eut pas besoin de le faire. Il existe, en effet, des jours où les coïncidences paraissent se donner le mot pour se rassembler et où les angoisses nocturnes prennent l’allure de prémonitions. La mauvaise nuit de Tournemine, qui l’avait poussé à réclamer d’urgence sa liberté, eut d’étranges prolongements.

Ce fut d’abord, porté par un commissionnaire qui ressemblait à un jardinier endimanché, un court billet à l’adresse de M. Caron de Beaumarchais, un billet qui n’avait l’air de rien et qui en fait contenait quelques lignes parfaitement incompréhensibles : des phrases anodines truffées de lettres grecques et de signes qui semblaient relever de la plus haute fantaisie.

Au reçu de ce billet, Pierre-Augustin ferma à clef la porte de son cabinet de travail, s’en alla soulever une lame de son parquet, prit en dessous un petit coffre qu’il ouvrit au moyen d’une clef minuscule qui semblait perdue parmi les breloques d’or et de pierreries pendues à sa chaîne de montre et qui d’ailleurs pouvait servir de remontoir à ladite montre, authentique chef-d’œuvre de l’ex-horloger Caron. Il en sortit un mince cahier relié en peau grâce auquel il déchiffra le billet. Ceci fait, il rangea le tout, rouvrit sa porte et appela Tournemine.

— On dirait que les dieux sont avec vous, mon ami. Vous souhaitez nous quitter et voici que le roi vous en donne l’autorisation expresse. Selon Sa Majesté, il n’y a plus d’inconvénients à ce que, dûment transformé, vous reparaissiez au grand air.

— Il y a tout cela là-dedans ? fit Gilles qui tournait et retournait entre ses doigts l’incompréhensible billet.

— Il y a tout cela, en effet, et d’autres choses encore : votre cadavre a été acheminé sur la Bretagne afin d’y être chrétiennement enterré dans le cimetière d’Hennebont, votre ville natale si j’ai bien compris. Il faut faire vrai pour rouler un aussi fin renard que Monsieur.