« Né dans l’obscurité, sans ressources que l’intrigue, le voilà ce Beaumarchais, que ses libelles avaient rendu si redoutable, chargé aujourd’hui de la haine publique. Qu’il serve à jamais d’exemple à ceux qui, de pauvres devenus riches, qui, du sein du mépris parvenus à se faire craindre, veulent perdre les autres et finissent par… »
— Ne lisez pas ces ordures ! s’écria Pierre-Augustin en lui arrachant la feuille. La pourriture elle-même se salirait à un tel contact ! Je sais ce que veut ce misérable Mirabeau, ce gentilhomme taré : ruiner les porteurs d’actions des pompes à eau des frères Perrier, faire reculer le progrès, et me ruiner par-dessus le marché s’il le peut.
— Allons, c’est enfantin. Comment pourrait-il y parvenir ? Votre fortune est belle et…
— Ma fortune ?…
Brusquement, sa voix baissa de plusieurs tons pour atteindre au murmure tandis que, sur son visage si mobile, une gravité teintée d’angoisse prenait la place de la colère.
— Je n’ai plus rien, mon ami… que des dettes ! Si l’État ne se décide pas à me rembourser ce qu’il doit à Rodrigue Hortalez, il ne me restera plus d’autre ressource que de partir aux États-Unis avec Thérèse et notre petite Eugénie. Et Mirabeau le sait, l’animal ! Jamais il n’aurait osé de telles injures si j’étais encore riche… mais laissons cela, s’il vous plaît ! je saurai me battre ; j’en ai tellement l’habitude. Parlons plutôt de vous… Qu’était-ce au juste que cette lettre dont votre ami, ici présent, était chargé ?
Pour toute réponse, Tournemine la sortit de sa poche et la lui tendit tout ouverte.
— Naturellement, vous y allez ? fit Beaumarchais après avoir lu. Ce n’est même pas la peine de discuter, j’imagine ?
— Naturellement !
— Vous avez pensé qu’il s’agit sans doute d’un piège, que quelqu’un doit se douter de quelque chose touchant notre tour de passe-passe et cherche à vous faire sortir de votre trou ?.
— Je sais tout cela. Mais l’enjeu est tel que je n’ai pas le droit de refuser. Au surplus, je suis curieux…
— Une curiosité qui peut vous coûter cher. Votre masque sera levé avant même d’avoir servi.
— Mais je n’ai pas l’intention de le porter pour me rendre au rendez-vous. Vous avez lu la lettre : c’est à Tournemine seul que l’on parlera, non à un quelconque marin américain, puisque c’est là le personnage que Préville a choisi.
— Et fort bien choisi. Un peu sur mon conseil d’ailleurs et à ce propos…
Allant jusqu’à l’une des étroites armoires ménagées dans les boiseries claires de sa bibliothèque, Pierre-Augustin y prit une liasse de papiers qu’il porta sur son bureau et se mit à feuilleter. Il en tira un, orné d’un sceau de belle dimension et qui, entre des lignes écrites, comportait des blancs qu’il se mit incontinent en devoir de remplir. Quand il eut fini, il présenta la grande feuille craquante à Tournemine et celui-ci vit que c’était, dûment estampillé et signé de la main du comte de Vergennes, ministre des Affaires étrangères, un passeport autorisant le capitaine John Vaughan, de Providence (Rhode Island) à séjourner en France pour une durée indéterminée.
Puis Beaumarchais sortit d’autres papiers d’une couleur indéfinissable cette fois, jaunis, roussis, culottés comme une vieille pipe : ceux du navire corsaire Susquehanna appartenant justement au capitaine Vaughan.
— Voilà, dit l’écrivain en conclusion, avec ces papiers vous êtes en règle sur tout le territoire de la France. Vous pouvez aller et venir à votre gré, prendre pension dans tel hôtel qui vous conviendra. Et, à ce propos…
Quittant une fois de plus sa table de travail, il alla plonger dans un coffre disposé dans le coin le plus sombre de la vaste pièce et en tira un sac assez lourd qui rendait un son métallique.
— Je dois vous remettre ceci, dit-il seulement.
Sans commentaire mais avec une certaine satisfaction, Gilles fit disparaître le sac dans l’une des vastes poches de son habit. C’était sa solde d’une année aux gardes que le roi lui faisait payer de cette façon un peu inhabituelle. En vérité cet argent tombait bien car, n’ayant plus un sou vaillant, le jeune homme se demandait avec quelque inquiétude comment il allait pouvoir faire vivre son personnage de marin américain.
— Voilà qui va me rendre la vie plus facile, même si elle ne doit plus durer très longtemps, fit-il en souriant. Merci, mon ami. Pourtant avant de vous quitter je voudrais vous poser encore une seule question.
— Posez !
— Où sont passés le bateau et son capitaine ? dit-il en agitant le papier jauni.
Beaumarchais haussa les épaules.
— L’un est au fond de l’eau, quelque part entre le port de Blackpool et l’île de Man, l’autre au fond de la terre, près d’une chapelle en ruine, où je l’ai mis moi-même après que la mer l’eut rejeté sur la plage de Ste Anne’s. Il portait sur lui ces papiers que j’ai eu l’idée de conserver. Je m’aperçois à présent que c’était une bonne idée car ce marin et son vaisseau fantôme vont nous être bien utiles aujourd’hui. Vous ne risquerez donc pas de le rencontrer dans le monde…
Sans répondre, Gilles serra soigneusement les papiers dans la poche intérieure de son habit, en s’abstenant de poser la moindre question touchant les raisons qui avaient pu pousser un auteur dramatique français à errer sur les rives de la mer d’Irlande et à y enterrer des capitaines américains comme s’il n’avait fait que ça toute sa vie.
Les pensées du jeune homme allaient, en effet, dans une tout autre direction et s’attachaient surtout au nom de ce navire perdu qui évoquait pour lui tant de souvenirs doux-amers car il avait fait resurgir des fonds de sa mémoire la profonde vallée de la rivière Susquehanna, son décor de montagnes et de champs de maïs, les huttes en forme de coffrets qui abritaient la puissante tribu des Indiens Sénécas1. Comme s’il venait de s’y trouver magiquement transporté, Gilles revit le coude de la rivière sous le soleil levant, l’enceinte de rondins qui enfermait le camp, le poteau verni de sang séché auquel on l’avait attaché pour lui faire subir la lente mort des vrais braves et puis des visages, des silhouettes, la face haineuse de Hiakin, le sorcier, la stature fière du chef Sagoyewatha, debout à la proue recourbée d’un canot, enfin la torturante beauté de Sitapanoki, la femme qui lui avait fait perdre la tête et pour laquelle il avait failli oublier Judith.
Certes, il en avait été bien près et, si grand que fût aujourd’hui son amour pour celle qui était devenue sa femme devant Dieu, il savait que, dût-il vivre mille ans, il n’oublierait jamais le visage aux yeux semblables à des lacs d’or liquide, le corps incomparable dont ses mains avaient tant de fois suivi les capiteux chemins. Quel homme, fait de chair et de sang, ayant possédé une déesse, pourrait jamais la chasser de sa mémoire ?
Il y pensait encore une heure plus tard en repoussant derrière lui la porte d’une chambre qu’il venait de prendre à l’hôtel White, impasse des Petits-Pères qui était alors l’auberge où un Américain arrivant à Paris se devait de descendre. Il n’avait pas l’intention d’y séjourner longtemps, souhaitant plutôt se trouver aussi vite que possible un petit appartement dans un quartier discret où il lui serait possible de faire venir Pongo, transformé lui aussi selon les idées de Préville.
Winkleried était reparti pour Versailles en se bornant à lui désigner, en guise d’au revoir, la belle enseigne du restaurant du sieur Hue qui faisait face à l’hôtel White.