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— J’espère bien que nous pourrons bientôt y retourner manger des écrevisses comme le jour où on s’est connus, nous deux ? Tu te souviens ?…

— Parbleu ! On n’oublie pas ces moments-là… Le temps des écrevisses reviendra, va, et, je l’espère aussi, celui où j’aurai le droit de redevenir moi-même.

Le pied déjà à l’étrier, Ulrich-August se ravisa.

— Écoute, je ne peux pas te laisser aller dans ce traquenard horrifiquement seul. J’y vais aussi.

— Merci, mais c’est impossible. Est-ce que les Suisses ne vont pas, eux aussi, à Fontainebleau ?

— Si, bien sûr, mais nous allons avec le roi. Donc nous serons là-bas le 10. Qui empêche que je vienne moi aussi… bien caché évidemment, au rendez-vous ? Personne ne me verra, pas même toi. Mais si tu as besoin de moi je serai là…

— Non, mon ami. Si le rendez-vous est surveillé cela peut être dangereux pour tout le monde et je ne veux pas que tu risques ta carrière pour abandon de poste. Il faut que j’y aille seul. Mais je te remercie de tout mon cœur…

Jamais Gilles n’avait douté de l’amitié de Winkleried, mais cette nouvelle preuve d’affection le toucha. Pourtant il n’y songeait déjà plus quand, son sac jeté dans un coin de sa chambre, il se laissa tomber dans un petit fauteuil posé au coin de la cheminée en regardant sans le voir le garçon qui, occupé à allumer le feu tout préparé, déchaînait une tempête en miniature avec son soufflet.

À son insu, l’ombre de Sitapanoki l’avait suivi depuis la maison de Beaumarchais, lovée comme un silencieux reptile autour d’un vieux papier jauni. À présent, elle emplissait cette chambre anonyme, dont Gilles n’avait rien vu, comme une fumée d’opium où se dissolvait, sans qu’il s’en doutât, sa volonté et son courage car elle apportait avec elle tout le charme dangereux des amours inachevées.

La glace du trumeau, orné de bergères maniérées, qui surmontait la cheminée, lui renvoya l’image d’un inconnu qu’il jugea antipathique et accentua l’étrange impression dont il se retrouvait captif depuis que Pierre-Augustin lui avait mis entre les mains la lettre de marque de la Susquehanna. C’était comme si, en endossant le personnage de ce marin défunt, il avait hérité, du même coup, d’une partie de sa mentalité. Il se découvrait une soudaine nostalgie de l’immense et mystérieux pays qu’il n’avait qu’à peine découvert mais qu’il avait aimé d’instinct dans l’enthousiasme de sa liberté toute neuve.

Était-ce l’appel des grandes solitudes ou celui d’un regain du désir d’autrefois accru par une continence de plusieurs semaines mais l’envie lui prenait de retourner là-bas, d’abandonner ce pays où trop de choses lui paraissaient choquantes, cette société trop policée dont il devait bien constater l’élégante pourriture et les nombreuses craquelures, cette Cour pleine de traquenards, enfin, peuplée de princes copiés sur le modèle des Atrides, au bénéfice de la grande pureté de l’Océan, des plaines écartelées par les vents des quatre horizons, des forêts si profondes que le pas de l’homme n’en avait pas encore touché les limites suprêmes…

Au coin de cette cheminée anonyme, l’œil perdu dans des flammes semblables à celles qui éclairaient les camps indiens sous tous les cieux d’Amérique, Gilles livra l’un des plus rudes combats de sa vie. Durant des heures, immobile, il lutta contre lui-même, contre son égoïsme, son goût de l’aventure et son amour de la vie. Au lieu d’aller donner tête baissée dans ce qui ne pouvait être qu’un piège dans l’espoir de sauver une reine qui semblait avoir pris à tâche de se détruire elle-même, il serait tellement plus simple de repasser la porte de cet hôtel, de se faire conduire à l’Hôtel des Messageries et de s’y enquérir du départ de la malle de Brest… ou de Nantes, ou de Cherbourg, ou du Havre. Puis, enfin, de poser son sac sur quelque navire et de laisser la longue houle de l’Atlantique bercer ses rêves d’une vie nouvelle, recommencée sous ce nom de John Vaughan, marin américain…

Mais, peut-être, après tout, ne serait-ce pas si simple. Car ce départ serait une fuite et ce mot-là sonne toujours, pour l’homme de cœur, le même glas lugubre que celui qui se prononce lâcheté. Que la reine soit réellement victime d’un attentat et le sommeil le fuirait pour jamais car, même si elle était une mauvaise épouse et une mauvaise conseillère, même si elle n’était pas celle dont la France aurait eu besoin, Tournemine savait bien que le chagrin de son pauvre époux lui serait insupportable, même à distance, et que sa conscience, jamais, ne lui laisserait un instant de paix…

Et puis il y avait Judith, Judith qui lui avait donné de si brèves joies, Judith qui n’avait jamais eu confiance en lui, Judith qui l’avait trahi d’une certaine façon et qui n’était venue à lui que lorsqu’elle n’avait plus trouvé sur son chemin que des murs infranchissables… mais Judith qu’il aimait toujours même si, à cette minute, ce n’était pas d’elle qu’il avait envie mais d’une autre plus douce et plus tendre, d’une autre qui jamais ne l’avait repoussé et qui s’était soumise à lui aussi simplement que la biche, au fond des bois, se soumet au cerf. D’une autre pour laquelle il avait bien failli l’oublier…

Un instant, et parce que son séjour chez Beaumarchais lui avait montré ce que pouvait être la vie d’un homme dans la douceur d’une maison agréable, auprès d’une femme tendre et attentive et d’un enfant bien-aimé, il maudit ce serment qu’il avait fait au roi de le servir toujours, et en tous lieux, en tous temps et en toutes circonstances, d’être sur son poing l’oiseau chasseur qui s’en va d’un vol rapide atteindre aussi sûrement qu’une balle de pistolet le but désigné. Mais quoi ? Un Tournemine pouvait-il reprendre la parole une fois donnée, conclure des arrangements avec le Ciel et avec sa conscience ?

— Ma parole… c’est à croire que j’ai peur…

Il avait parlé tout haut et le son de sa voix rompit le maléfice. En même temps, on gratta à sa porte et la tête du valet de tout à l’heure passa par l’ouverture pour demander s’il souhaitait descendre pour souper à la table d’hôtes ou s’il préférait qu’on lui montât son repas.

Il vit alors que la journée entière s’était écoulée, que la nuit était venue… et qu’il était sauvé. La tentation était passée. Quels que puissent être l’attrait de l’Amérique et le charme des souvenirs d’amour, il y avait toujours sous ce grimage un peu diabolique auquel il adressa, dans le miroir, un sourire grimaçant, la vieille âme bretonne fidèle, fataliste et obstinée qui ne lui permettrait jamais de s’écarter du chemin choisi une fois pour toutes.

— Je souperai dehors, dit-il au garçon. Défaites seulement mon sac, fermez les volets et préparez mon lit. Je rentrerai peut-être tard…

Jetant un manteau sur ses épaules, il sortit, demandant qu’on lui appelât une voiture de place. Il était temps pour lui d’aller voir un peu à quoi ressemblait ce bateau dans lequel Marie-Antoinette allait, à partir du lendemain, remonter la Seine…

Mais il lui fut impossible d’aller jusque-là. Quand il fit arrêter le fiacre, au petit pont qui enjambait l’égout des fossés de l’Arsenal, il s’aperçut qu’il n’était pas possible de franchir ledit petit pont qu’habituellement on pouvait traverser sans problème moyennant la somme de trois deniers. Au lieu du péage habituel, Tournemine tomba sur un poste de gardes-françaises installé là provisoirement mais solidement et qui interdisait à quiconque de s’aventurer au-delà.

— Ordre de M. le prévôt des marchands ! lui dit le sergent qui commandait le poste. Il est interdit de s’aventurer sur le quai cette nuit.