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— Et la raison ?

Le soldat haussa les épaules.

— C’est à cause du bateau qui doit emmener l’Aut… enfin, la reine à Fontainebleau avec toute sa coterie demain. On l’a sorti des chantiers ce tantôt et amené au quai. Depuis que les ouvriers sont partis et ont été remplacés par des serviteurs et des soldats, personne n’a le droit d’en approcher. Des fois qu’avec leurs mains sales les gens du quartier iraient abîmer le nouveau joujou de Sa Majesté !… conclut-il avec un gros rire. D’ailleurs y a rien à voir d’autre…

— Je pensais seulement aller jusqu’au couvent des lazaristes et faire une prière à la chapelle Saint-Bonnet…

— Eh ben, vous la ferez demain, votre prière, quand Sa Majesté et ses petits amis seront partis. C’est prévu pour midi. Y en a à qui ça va faire bien plaisir de voir étalé sous leur nez la nouvelle folie de la dame de Trianon…

— Qui donc ?

Le sergent désigna de la tête la masse formidable et noire de la Bastille qui se détachait dans la nuit, si proche qu’on avait l’impression de pouvoir la toucher rien qu’en tendant la main.

— Eux autres ! Tous ceux qu’on empile là-dedans depuis tantôt deux mois parce qu’elle a eu envie d’un collier de deux millions et qu’elle a pas voulu le payer. Ils vont être aux premières loges, demain, pour voir le spectacle. Et moi je dis quelle aurait pu aller embarquer ailleurs, à Charenton, par exemple… mais je suis sûr quelle le fait exprès, pour les narguer. Seulement ça pourrait bien pas lui porter bonheur. Eh là, vous autres, où est-ce que vous prétendez aller ?

La fin de la phrase s’adressait à deux moines qui venaient d’apparaître et qui, eux aussi, prétendaient passer le petit pont pour regagner leur couvent. Laissant le sergent leur expliquer qu’ils allaient être obligés d’aller passer la nuit ailleurs, Gilles tourna les talons et s’éloigna pour rejoindre la voiture à laquelle il avait demandé de l’attendre auprès des murs de l’Arsenal.

Les paroles du garde-française, le ton amer, ironique et vaguement menaçant surtout l’avaient frappé. Parlant de la reine l’homme avait failli dire « l’Autrichienne », cet adjectif anodin en apparence mais devenu insultant depuis que Marie-Antoinette avait obligé son époux à se plier à la politique de son frère, l’empereur Joseph II. Seul, sans doute, le respect de son uniforme l’avait retenu mais c’était tout de même un symptôme de plus du mécontentement qui grondait sourdement dans le peuple.

L’hiver précédent, déjà, alors qu’en compagnie d’Ulrich-August il donnait la chasse aux pamphlétaires plus ou moins appointés par Monsieur, il avait pris conscience d’une désaffection croissante des Parisiens pour leur souveraine et ne s’en était pas autrement ému : de tous temps il avait été de bon ton chez les intellectuels et dans les salons d’attaquer le pouvoir établi. Mais ce soir, l’homme qui s’était exprimé était un soldat, l’un de ceux que leur métier instituait comme les défenseurs normaux de la monarchie. Et, plus grave encore, la reine semblait avoir perdu dans l’esprit de son peuple tout caractère sacré. On l’y dépouillait de toute grandeur pour la ravaler au rang d’une simple femme. Et c’était ce même peuple, par la voix d’un Parlement qui la détestait, que Marie-Antoinette avait chargé de lui rendre justice dans une affaire aussi sordide que celle du fameux Collier telle que Tournemine la connaissait. L’avenir décidément s’assombrissait…

Cette impression, il la ressentit plus péniblement encore le lendemain en allant assister au départ du fameux bateau.

Cette fois, les quais étaient noirs de monde. Mal contenus par des barrières et des cordons de gardes-françaises, les Parisiens se pressaient au spectacle royal, ce spectacle qu’ils avaient si peu souvent l’occasion de contempler chez eux. Il y en avait le long du quai du Mail, le long de celui de la Râpée naturellement et même sur la pointe de l’île Louvier où les plus audacieux s’étaient juchés sur les grandes piles de bois de construction. Certains même avaient pris d’assaut la Seyne, la vieille galiote jadis construite par Turgot pour promener la famille royale mais qui ne servait plus qu’aux inspections des échevins.

En dépit de la saison déjà avancée, le temps était radieux. Irisée par le soleil automnal, une brume légère montait du fleuve pour accueillir les feuilles jaunies qui lentement tombaient des grands ormes. De cette brume surgissait, comme une vision d’un autre âge, le bateau neuf de la reine. C’était une étonnante, une énorme gondole dorée comme un missel, guillochée comme une tabatière, rutilante et enrubannée comme quelque Bucentaure en rupture de Guidecca. Un grand rouf, dont les fenêtres habillées de ce bleu Nattier qu’affectionnait Marie-Antoinette renvoyaient les flèches du soleil, occupait la majeure partie du pont. Il abritait neuf pièces : chambres, antichambre, salon de compagnie, cuisine. Mais l’imagination populaire et les potins de la rue aidant on y ajoutait mille folies tels que boudoirs secrets entièrement habillés de glaces, piscine emplie de parfums et salle de banquets garnie de lits à la romaine ; tous décors propres à ce que les mauvaises langues s’imaginaient devoir servir de cadre obligatoire aux orgies de la reine.

Autour de Gilles qui s’était posté près du petit pont dont on lui avait refusé l’accès la veille, la foule déjà dense grossissait d’instant en instant doublée de voitures, de cabriolets, de pataches, de véhicules et de tout ce qui était susceptible de hisser les curieux au-dessus des têtes du commun. Cette foule s’agitait, grognait, riait, jetait au vent plaisanteries et sarcasmes et ressemblait assez à un énorme chien tirant sur sa laisse moitié par jeu moitié par rogne.

Bousculé par une dame de la Halle dont les abondants cotillons fleuraient la marée fraîche, Gilles se détourna pour lui permettre d’approcher des barrières mais son mouvement s’arrêta brusquement et, oubliant la grosse femme qui le remerciait d’un clin d’œil aguicheur, il se figea, dévorant des yeux une tête coiffée d’un bonnet de castor et qui, grâce à la taille de son propriétaire, surgissait de la houle des autres têtes comme le clocher d’une église de son village. Cette tête qui se découpait sur la brillante caisse verte d’une voiture, il ne pouvait pas en exister deux semblables sur toute la boule ronde et il la reconnut avec une stupeur mêlée d’une telle joie que le nom franchit ses lèvres avant même qu’il s’en fût rendu compte.

— Tim ! Tim Thocker2 !…, cria-t-il. Vingt dieux qu’est-ce que tu fais là ?

Retrouver ainsi son premier ami américain, l’étonnant coureur des bois qui avait été son meilleur compagnon d’aventures, lui causait un tel bonheur qu’il en oublia et le fait qu’il avait changé d’aspect et la raison grave pour laquelle il était là. C’était tellement bon, surtout à ce moment de solitude totale, de revoir le large visage tranquille du fils du pasteur de Stillborough et de constater que, semblable à sa terre natale, Tim semblait toujours égal à lui-même. Seule concession aux usages européens, son habituelle tunique de daim à franges avait cédé le pas à une sorte de redingote de gros drap couleur de châtaigne d’où surgissait un col de chemise noué d’une cravate tellement tortillée quelle ressemblait à une ficelle verte terminée par des pompons.

L’appel de Gilles étant parvenu jusqu’à lui, Tim tourna les yeux vers cet inconnu barbu qui avait l’air de rire aux anges. Ses yeux, naturellement ronds, parurent s’arrondir encore sous ses sourcils couleur de paille roussie mais, à cet instant, il y eut un remous dans la foule qui refluait pour laisser libre passage aux voitures de la Cour transportant la reine, ses enfants, ses amis et sa suite.

La voiture à laquelle Tim s’appuyait opéra alors un mouvement tournant de telle sorte que Gilles ne vit plus son ami. Il réussit à escalader une borne voisine mais il y avait des grappes humaines accrochées un peu partout et, bien que l’Américain fût de la taille d’un jeune arbre, il fut impossible de l’apercevoir.