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N’ayant guère qu’une demi-lieue à parcourir, il chemina paisiblement sur la route qui grimpait le coteau en direction de Nandy et, la dernière maison du village passée, la masse sombre des bois l’engloutit sous ses branches où les feuilles se clairsemaient. La nuit était fraîche, presque froide. Les premières gelées de l’hiver n’étaient plus loin sans doute. La forêt sentait la terre humide, les feuilles pourrissantes et le champignon joints à un relent de fumée qui devait provenir d’une hutte de charbonnier.

Le nez au vent, humant toutes les odeurs qui passaient à sa portée, Gilles s’efforçait de ne penser à rien. Une légère excitation fourmillait dans ses doigts et ses genoux, faisant briller ses yeux sans qu’il s’en rendît compte : celle qui s’emparait de lui, comme une griserie joyeuse, chaque fois qu’il sentait approcher l’aventure.

Le pavillon de chasse surgit brusquement, blanc et fantomal, sous l’éclairage discret du mince croissant lunaire. Gilles ne lui accorda qu’un regard habitué et prit en face le chemin carrossable qui trouait largement le fourré. Un instant de marche et il débouchait sur une terrasse en demi-lune d’où l’on dominait la vallée de la Seine. Il avait mis son cheval au pas, gardant les yeux et les oreilles au guet. Sous le manteau qui l’enveloppait jusqu’aux yeux sa main gauche caressait la crosse d’un pistolet tout armé. C’était là précaution de routine car, au fond de lui-même, il ne croyait pas être obligé de s’en servir. La lettre venait certainement d’une femme.

À première vue, le rond-point était vide mais tandis qu’il en faisait le tour ses yeux furent attirés par deux lumières, celles des lanternes d’une voiture arrêtée sous les arbres et cachée en partie par une pile de fagots.

Sans hésiter il poussa son cheval vers l’attelage sur le siège duquel il ne distinguait aucune silhouette.

Au bruit qu’il fit une sorte de nuage clair apparut à la portière dont la vitre se baissa : une tête de femme emballée de dentelles et qui resta un instant immobile, le regardant venir.

— Attachez votre cheval à un arbre et montez auprès de moi, chevalier, nous avons à parler.

Le son de cette voix, à peine étouffée par les blanches transparences d’où elle sortait, lui apprit que le pressentiment éprouvé en recevant le billet ne l’avait pas trompé et qu’il avait deviné juste : cette femme, c’était sa Némésis personnelle, c’était la très belle et très dangereuse comtesse de Balbi.

Toujours en selle, il se contenta d’ôter son tricorne et de saluer.

— La dernière fois que nous nous sommes trouvés ensemble dans un espace clos, cela n’a pas été pour mon bien, madame. Aussi comprendrez-vous sans peine qu’un tête-à-tête avec vous dans cette boîte ne me tente guère.

Elle se mit à rire.

— Vous voilà devenu bien prudent, il me semble ? Pourtant, les morts ne devraient pas craindre grand-chose des pauvres vivants. Que proposez-vous ?

— De faire quelques pas sur cette terrasse qui est belle. La nuit est un peu fraîche mais agréable et pleine de ces odeurs de campagne que vous prétendez aimer. Pourquoi ne pas parler tranquillement en face de ce paysage fluvial que la lune éclaire ?

Tout en parlant, il sautait à bas de son cheval qu’il allait tranquillement attacher à un jeune platane puis revenait ouvrir la portière et offrir la main à la jeune femme. Avec une toute légère hésitation, elle y mit la sienne et descendit dans un gracieux bruit de soie froissée.

— Allons, puisque vous le préférez ainsi ! Après tout, je n’ai rien contre une promenade nocturne. Cela donne du ton au sentiment… et nous n’en avons jamais fait ensemble. Sauf peut-être le premier soir, lorsque nous nous sommes rencontrés. Vous souvenez-vous, chevalier, des rues de Versailles par cette belle nuit du mois d’août si chaude ?

— Ma mémoire est excellente, madame, et je n’ai rien oublié de vos bienfaits, dit-il en appuyant intentionnellement sur le dernier mot. Mais vous venez de parler de sentiment ? C’est un mot bien curieux dans votre bouche… et dans cette circonstance. Dois-je vous rappeler que nous sommes ici pour parler d’une affaire grave ? Si tant est qu’elle existe ailleurs que dans votre imagination fertile, ce dont je doute assez…

— Elle existe. Mais rien ne presse…

Elle se tut soudain et ce fut en silence qu’ils marchèrent vers le bord de la terrasse. Sous son apparence glacée, Tournemine luttait de toutes ses forces contre la tempête intérieure qui le secouait. N’eût-il écouté que sa colère et son ressentiment, il eût fait taire définitivement cette voix douce qui se voulait charmeuse et qui ne faisait que l’irriter. Cette femme avait brisé son bonheur, chassé son amour et détruit ses espérances ; pourtant il lui fallait garder avec elle les formes extérieures d’une exquise politesse, il fallait jouer le jeu subtil et cruel auquel il avait été convié au nom d’intérêts tellement supérieurs que sa propre vie, comme d’ailleurs celle de Judith, perdait en comparaison toute importance. C’était cela servir le roi : sacrifier sans broncher ce que l’on avait de plus précieux, y compris sa propre existence.

Il aurait donné cher pour la joie de tuer de ses mains la très belle Mme de Balbi et pourtant – l’homme est ainsi tissé de contradictions – il ne pouvait se défendre d’une sorte de plaisir sensuel à respirer l’odeur de rose fraîche qui la suivait partout et l’enveloppait comme une caresse.

Quand elle mit pied à terre, il lâcha la main qu’elle avait posée sur la sienne pour descendre mais, sans paraître s’en apercevoir, elle glissa son bras sous le sien le plus naturellement du monde et il n’osa pas le repousser. À quoi bon irriter cette femme ? Il fallait savoir ce quelle avait à dire.

D’un geste vif, elle ôta la dentelle qui lui enveloppait la tête, libérant la masse de ses cheveux blond cendré coiffés avec art, la grâce d’un profil espiègle, le sourire aux lèvres dont Gilles avait maintes fois apprécié la douceur et dont il connaissait parfaitement les dangers.

Insensiblement, la comtesse resserra la pression de son bras.

— Tu es venu à visage découvert, dit-elle doucement. C’est d’autant plus courageux que tu as dû te donner, jusqu’à présent, beaucoup de mal pour te cacher. Pourquoi ?

— Parce qu’il fallait que ce soit moi et non un autre, n’est-ce pas ? Ne s’agit-il pas de sauver la reine ?

— La reine, la reine ! s’écria-t-elle prise d’une brusque colère. Sur ma foi, elle vous a tous ensorcelés ! Mais qu’a-t-elle donc, cette femme, pour qu’on lui sacrifie sans hésiter toute sécurité et jusqu’à la plus élémentaire prudence ?

— Elle est la reine et c’est là que vous faites erreur, madame, car elle n’est pas une femme pour moi mais seulement l’épouse de mon roi… et la mère de mon futur souverain.

Il y eut un silence. Mme de Balbi scrutait avidement le visage détourné du jeune homme, ce profil perdu dont elle connaissait l’arrogance, cherchant le regard de ces yeux glacés qu’elle avait vus parfois se noyer au point d’orgue de la volupté.

— Ma parole ! fit-elle avec une stupeur amusée, ma parole, tu aimes ce gros Louis XVI ?

— Eh oui ! Cela ne devrait pas vous surprendre. Vous aimez bien Monsieur, vous, et il est bien plus gros.

— Mais tellement plus intelligent !

— Ce n’est pas mon avis. Je n’appelle pas intelligence la monstrueuse, la criminelle ambition dont il fait preuve et que ne font reculer ni le sang ni la boue. Au surplus, brisons là ! Je suppose que si vous m’avez donné ce rendez-vous c’est sur son ordre et que…