Si un reste de méfiance subsistait encore en Tournemine touchant l’importance du complot dirigé contre la famille royale, les premières phrases du récit d’Anne de Balbi le dissipa. Il fallait toute l’infernale astuce de Monsieur pour monter une telle machine.
L’idée partait d’une vexation princière : le bateau de la reine devant, au cours de son voyage vers Fontainebleau, passer pratiquement sous les fenêtres du château de Sainte-Assise, le vieux duc d’Orléans, poussé bien entendu par la Montesson qui enrageait de n’être point officiellement « reconnue », avait exprimé le désir de voir sa royale cousine accepter, si le temps le permettait, une collation doublée d’un concert champêtre sous les arbres précieux, parés par l’automne d’or et de pourpre, de son admirable parc. Peu désireuse de complaire à la famille d’Orléans, et moins encore de rencontrer une femme en qui elle ne voyait guère plus qu’une aventurière, Marie-Antoinette avait décliné l’invitation, fort gracieusement d’ailleurs, en prétextant qu’un arrêt à Sainte-Assise rognerait trop sévèrement celui qu’elle devait faire à Melun et ne pourrait qu’indisposer les bonnes gens de cette fidèle cité. Elle le regrettait d’autant plus que l’on disait merveilles des serres de Sainte-Assise et de leurs espèces rares qu’elle aurait eu le plus grand plaisir à visiter.
Encore qu’aussi soigneusement habillé de rubans soyeux, le refus avait blessé le gros Louis-Philippe, désolé de voir sa chère marquise pleurer comme fontaine à longueur de journée. Ce double désespoir avait fait quelque bruit et ce bruit était venu caresser agréablement les oreilles de Monsieur qui avait vu aussitôt quel parti il pouvait en tirer. Après avoir déclaré que « ces gens-là étaient de bien pauvres esprits qui ne savaient tourner galamment à leur profit une situation désagréable » et que « si la reine refusait de s’arrêter, il fallait l’y obliger avec élégance », il avait entrepris d’apporter à une si belle cause une aide discrète.
— C’est ainsi, continua Mme de Balbi, que la Montesson a dû recevoir aujourd’hui un cadeau fastueux, poétique… et anonyme : un immense filet de pêcheur tissé d’or et d’argent, assez grand pour barrer la Seine sur toute sa largeur et qui était accompagné d’un petit poème, tout aussi anonyme… dont voici le texte, ajouta-t-elle en tirant de son décolleté un petit papier qu’elle mit dans la main de Gilles. Il fait trop sombre pour que tu puisses lire mais je le sais par coeur. Tu pourras vérifier.
« À vous, savante enchanteresse
O Montesson, l’envoi s’adresse
Docile à mon avis follet
Avec confiance osez tendre
Sur-le-champ ce galant filet
Et quelque grâce va s’y prendre… »
— Très joli ! apprécia Gilles. C’est de Monsieur ?
— Du premier au dernier mot. Il en est assez fier car il se croit un grand homme de plume.
— Pourquoi pas ! Mais jusqu’à présent je ne vois là qu’une idée assez gracieuse et pas du tout comment un filet de fantaisie pourrait causer un tel drame. Il est probable que la reine sera mécontente de se voir arrêtée alors qu’elle ne le désirait pas et rien de plus.
— Peut-être pas car personne ne lui demandera de quitter son bateau, bien au contraire. Simplement, elle sera obligée de regarder un spectacle que lui offriront, des berges, les danseurs et comédiens de Monseigneur le duc d’Orléans, puis le filet se relèvera pour laisser libre passage. Tout au moins s’il en a le temps.
— Pourquoi ne l’aurait-il pas ?
La voix de Mme de Balbi baissa de plusieurs tons jusqu’à atteindre le murmure et se chargea d’une sorte d’angoisse.
— Parce qu’il n’en restera probablement rien quand le bateau aura sauté.
— Sauté ? souffla Gilles en écho horrifié. Mais… à moins que le duc n’accueille la reine à coups de canon, c’est impossible. L’extravagant raffiot qu’on lui a construit n’a pas de Sainte-Barbe que je sache1.
— Peut-être mais il n’y en a pas moins une charge de poudre cachée à bord. Où, je te jure que je n’en sais rien. Ce que je sais, par contre, c’est comment la pièce doit se jouer : des barques chargées de chanteurs et de musiciens s’approcheront de la gondole arrêtée devant le filet. Sur l’une d’elles il y aura quelqu’un qui allumera discrètement une mèche dissimulée dans les sculptures et les dorures extérieures du bateau. Il y en a tant que ça a dû être très facile d’y ajouter un bout de cordon doré.
— C’est effrayant ! murmura Gilles abasourdi. Une telle haine envers une femme, des enfants ! Mais c’est monstrueux !
— Ce n’est pas vraiment de la haine… mais de l’ambition poussée à l’extrême. Quant au côté monstrueux de l’affaire j’en demeure d’accord et d’autant que, grâce à ce maudit filet planté devant leurs portes, les Orléans seront tenus responsables du crime. Le chagrin du roi sera immense, sa colère aveugle et c’est un coup à faire tirer toute la famille à quatre chevaux2 en dépit des idées humanitaires de Louis XVI. Mais quelle fructueuse opération pour Monsieur ! Songe un peu : sans que les soupçons puissent retomber sur lui, il éliminera en un seul feu d’artifice la couvée royale et les turbulents cousins dont la popularité grandissante à Paris commence à le gêner. En outre leur mort ferait lever instantanément les barricades dans Paris. Le roi pourrait être balayé par la tempête. Comprends-tu, à présent, pourquoi j’ai voulu que tu saches cela ? Je hais la reine… mais cette boucherie me fait horreur.
— Et si je n’étais pas venu ?
Elle eut un geste vague qui traduisait une sorte de désarroi.
— Je ne sais pas. Mais, je te le jure, j’aurais essayé de faire quelque chose. Je ne sais pas quoi et je n’ai pas cherché car j’étais sûre que tu viendrais et, vois-tu, l’occasion était trop belle de te retrouver. Où vas-tu ?
Elle avait crié les derniers mots. Gilles, en effet, courait déjà vers son cheval. Elle courut après lui, relevant à deux mains ses jupes encombrantes, le rejoignit comme il mettait le pied à l’étrier et s’y accrocha tandis que, de sa main libre, elle empoignait la bride.
— Reste encore ! Tu n’as pas le droit de t’en aller, de me laisser à présent comme une lettre inutile ou un citron que l’on a pressé. Je veux que tu restes avec moi, tu entends ? J’ai risqué ma vie en faisant ce que j’ai fait et je veux, à présent, ma récompense.
Une fureur quasi démente flambait dans ses yeux. Tout son visage crispé disait qu’elle était au bord d’une crise nerveuse ou d’une folie.
— Votre récompense ? Elle peut attendre. Pensiez-vous sérieusement que j’allais perdre, à faire l’amour, un temps précieux alors que la Reine dort sur un tonneau de poudre ? Il faut que je m’en aille. Pourtant, Dieu m’est témoin que j’ai encore bien des choses à apprendre de vous, bien des questions à poser qui me tiennent à cœur mais ce n’est pas le moment…
— Que veux-tu faire ? Rejoindre le bateau ? Tu as tout le temps. Il est amarré pour cette nuit à Corbeil et ne sera pas à Sainte-Assise avant la fin de la matinée. D’ailleurs, tu ne pourrais pas y pénétrer. Il est bien gardé… et tu es mort ! Viens avec moi, je t’en supplie ! Nous n’irons pas loin… rien qu’au pavillon de chasse du feu roi qui est au bout de l’allée. Je ne te retiendrai pas longtemps non plus. Une heure ! Rien qu’une heure…
— Pas une minute ! Mais, je le jure, quand j’aurai fini ce que j’ai à faire, je reviendrai.
— Tu mens ! Si tu pars maintenant, je sais que tu ne reviendras pas. Pourquoi le ferais-tu, d’ailleurs ? ajouta-t-elle avec amertume. Tu as appris tout ce que tu voulais savoir.