Le mieux serait peut-être de prévenir la lectrice de la reine, cette Mme Campan à la reconnaissance de laquelle il s’était acquis certains titres en dénonçant les agissements de Jeanne de La Motte. C’était une femme qui semblait avoir la tête sur les épaules. Restait à savoir comment cette tête si bien faite se comporterait en face d’un mort inopinément ressuscité…
Il découvrit la gondole dorée en amont de Corbeil, arrêtée près d’une colline couverte de vignes au-delà desquelles apparaissaient, blanches comme d’immenses plumes de mouettes, les ailes des grands moulins qui nourrissaient Paris depuis des siècles.
Les derniers rayons de la lune idéalisaient le bateau-caprice et en gommaient l’excessive décoration. Il semblait fait de la même matière brillante que le fleuve lui-même, évoquant quelque gigantesque boîte d’argent posée sur un plateau de même métal. Des gardes dont à cette distance il était impossible de distinguer l’uniforme mais qui ne pouvaient être que des gardes du corps veillaient à la poupe et à la proue tandis que des feux de bivouacs, rougissant sur la berge, dénonçaient la présence de quelque régiment local chargé d’assurer la sécurité du bateau. À travers les grands rideaux tirés, on pouvait voir les lumières adoucies des veilleuses et, en vérité, l’image offerte était belle mais Gilles n’en vit rien, sinon une chose navrante : le bateau était amarré de l’autre côté de la Seine. Si aucune embarcation n’était en vue, il allait falloir y aller à la nage.
Attachant son cheval à un arbre encore touffu, Gilles descendit la pente herbue dans l’espoir de trouver une barque amarrée dans les roseaux et, très vite, en aperçut une. Retenue par une chaîne à un tronc de saule dont les branches déjà veuves de leurs feuilles trempaient dans l’eau, elle était à demi cachée par les grandes herbes.
Voyant là le doigt de la Providence, le jeune homme sauta dans le léger bateau, s’assura que les rames reposaient bien au fond et, montant sur le plat-bord, entreprit de détacher la chaîne.
— Ce bateau ne vous appartient pas, dit au-dessus de sa tête une voix masculine pourvue d’un léger accent. Veuillez donc le laisser en repos et retourner d’où vous venez.
Levant la tête, Gilles aperçut une silhouette noire, debout sur le sentier qui longeait le fleuve.
— S’il est à vous, monsieur, je vous demande en grâce de me le prêter un moment. J’en ai le plus urgent besoin…
— Comme j’en ai encore plus besoin que vous, je dis non ! Et je vous conseille de descendre très vite, si vous ne voulez pas que je vous loge une balle. Vous ne voyez peut-être pas mon pistolet mais lui vous voit très bien.
C’était sans doute exact car sa silhouette à lui devait se découper nettement sur le fond luisant de la rivière. La partie était inégale, Gilles ayant laissé ses propres pistolets à l’arçon de son cheval.
— Pourtant, il me faut ce bateau ! marmotta-t-il entre ses dents…
Calmement il remit la chaîne déjà détachée à sa place, sauta à terre et remonta le talus en direction du perturbateur… bien décidé à l’assommer s’il le fallait pour s’assurer l’utilisation de la barque. L’homme semblait moins grand que lui. Quant à sa corpulence il était difficile d’en juger à cause du manteau à triple collet posé sur ses épaules. Mais, décidément, il n’avait pas envie d’engager la conversation.
— Passez au large ! ordonna-t-il quand il vit Gilles se diriger vers lui.
— Soyez raisonnable, monsieur ! Il est inutile d’employer les armes. Je ne suis pas un bandit de grand chemin et je désire seulement vous parler…
Il était arrivé sur le chemin et c’est alors qu’il aperçut la femme bien qu’elle fût difficile à distinguer mais la lune venait de se dégager d’un nuage et permettait d’y voir mieux. Elle se tenait debout à quelques pas de l’homme, enveloppée de la tête aux pieds dans une grande mante sombre dont le capuchon froncé était rabattu sur son visage.
— Moi je n’ai rien à vous dire, s’écria l’homme, sinon ce que j’ai déjà dit : écartez-vous, passez au large… et ne m’obligez pas à tirer !
Gilles s’arrêta. À mesure qu’il approchait, d’ailleurs, il acquérait la certitude de connaître cette voix, et surtout cette façon un peu lourde d’accentuer les consonnes. Le rayon de lune, bien que faible, le renseigna et il éprouva une brusque joie. Cette rencontre qu’il pensait catastrophique était en fait providentielle car l’étranger était tout juste l’homme qu’il lui fallait. Cette nuit, décidément, était celle des rencontres.
— Axel, dit-il froidement, je dois te parler. Baisse ton pistolet. On ne tue pas un ami pour une barque…
Le regard un peu myope du comte de Fersen fouilla la nuit pour tenter de distinguer ce visage qui se montrait à contre-jour mais, instinctivement, il baissa son pistolet.
— Qui êtes-vous ?
— Gilles de Tournemine. J’ai besoin que tu m’aides à sauver la reine et ses enfants.
Une exclamation de surprise lui répondit, une exclamation qui était double d’ailleurs. La femme, que d’ailleurs il évitait de regarder depuis qu’il avait reconnu le gentilhomme suédois, par crainte d’identifier peut-être une trop grande dame, l’avait poussée elle aussi, il en était certain.
Mais le Suédois était dur à convaincre.
— Le chevalier de Tournemine est mort.
Allons bon ! Lui aussi ! Décidément, la nouvelle de sa fausse évasion manquée avait fait le tour de l’Europe mais, au train où allaient les choses, toute la France serait bientôt au courant de sa survie.
— Ce n’est pas de gaieté de cœur que je me déclare encore bien vivant, grogna-t-il, car il ne reste pas grand-chose d’un secret quand cinq ou six personnes le partagent. Quoi qu’il en soit, avance et regarde-moi !
Et, se retournant, il fit face à la lumière tandis que Fersen approchait, scrutant le profil net dont le nez, légèrement busqué, évoquait l’oiseau de proie, la bouche ferme, les maxillaires puissants.
— Alors ? fit Tournemine impatienté par un examen qu’il jugeait un peu trop long.
— Il faut en croire l’évidence, dit Fersen. C’est bien là notre insupportable Breton retour des Enfers…
— Tu ne saurais mieux dire. Puis-je néanmoins te demander ta parole… et celle de la dame qui t’accompagne, de me garder un secret qui n’est pas tout à fait le mien. Service du roi !
— En ce cas… Vous l’avez, chevalier. Et je me porte garant de cette dame… mais il était temps que vous disiez ces mots car j’allais, mon cher, vous abattre comme un chien. Je n’aime pas les complices de M. le cardinal de Rohan…
— Décidément, mon cher comte, vous êtes toujours aussi bête ! déclara sans ménagement le chevalier. Et sourd par-dessus le marché ! Je croyais que nous étions toujours amis ? Apparemment, nous ne le sommes plus. Soit ! Mais je croyais aussi vous avoir dit que j’avais besoin de vous pour sauver la reine et ses enfants.
Sans répondre, Fersen s’éloigna de quelques pas, rejoignit la dame toujours debout à la même place, aussi immobile qu’une statue, lui dit quelques mots tout bas et revint auprès du chevalier.