— Pardonnez-moi, dit-il. Je vous écoute !
Sans lui donner ses sources, Gilles, en quelques phrases, le mit au courant du terrible danger qui menaçait la gondole royale, de l’envoi du filet à Sainte-Assise, sans en nommer l’auteur, et de ce que Tim Thocker, vieille connaissance de Fersen lui aussi en tant qu’ancien combattant de la guerre d’Indépendance, était en train de faire chez les Orléans.
Avec simplement une exclamation horrifiée au passage du mot « poudre », Fersen l’écouta sans l’interrompre. Ce fut seulement quand Gilles se tut qu’il demanda, revenant cette fois naturellement à la vieille camaraderie d’autrefois :
— Qui a fait cela ? dit-il seulement. Tu le sais ?
— Oui. Et toi aussi si tu cherches bien. Mais ce nom-là est impossible à prononcer, de même que l’attentat serait impossible à prouver. À présent je crois que nous avons assez parlé et qu’il est temps d’agir…
— Tu as raison. Viens ! Nous allons rejoindre le bateau où je comptais ramener cette dame… qui est l’une des femmes allemandes de la reine. Il est donc inutile que tu lui parles, elle ne te comprendrait pas.
Le regard grave du chevalier plongea dans celui du Suédois dont, mieux que quiconque, il savait quels liens l’attachaient à la reine de France.
— Y a-t-il une dame avec toi ? Je ne vois personne… Marche, je te suis !
Silencieusement, les trois personnages embarquèrent. Gilles le premier avait sauté dans la barque et pris les avirons tandis que la dame s’installait à l’arrière, que Fersen détachait la chaîne et repoussait la berge du pied, avant de s’asseoir auprès de sa compagne. Celle-ci était parfaitement dissimulée à tous les regards. Outre le capuchon qui retombait plus bas que ses yeux, elle portait un masque vénitien dont la barbe de dentelle noire cachait tout le bas de son visage et rejoignait les liens soyeux de la mante. Elle aurait pu passer pour une statue d’ébène si le bas légèrement entrouvert de son manteau n’avait montré un coin de jupe claire.
Gilles s’efforçait de ne pas la regarder mais ne pouvait se défendre d’une bizarre émotion en face de cette statue noire et droite si droite que le mot de majesté venait instinctivement à l’esprit.
Le jeune homme rama vigoureusement jusqu’au milieu du fleuve puis plus doucement, plongeant ses pelles avec précaution et évitant les bruyantes éclaboussures, à mesure que l’on approchait du bateau plongé dans le silence. C’était l’heure où la nuit, avant de se laisser vaincre par le jour, faisait taire tous ses bruits qui sont comme les dernières défenses de la vie, l’heure entre toutes redoutée des angoisses nocturnes et des soucis accablants pour qui ne peut retrouver le sommeil, celle où la mort approche du lit des malades sur des pieds chaussés de velours noir…
Le chant d’un coq voisin éclata, triomphant, à l’instant où le bord de la barque venait toucher la coque du navire et chassa les pensées lugubres du chevalier. Un autre lui répondit quelque part derrière les moulins, puis un autre de l’autre côté de la Seine.
La dame se dressa dans le bateau, appuyée sur la main que lui offrait Fersen. Une forme féminine glissa d’une fenêtre entrouverte, s’approcha du bordage, fit retomber une courte échelle de corde et se pencha en tendant la main pour aider la voyageuse à prendre pied sur le pont. Puis les deux dames disparurent dans l’intérieur du bateau sans s’être retournées et sans qu’une seule parole eût été prononcée.
— Écartons-nous, souffla Fersen et allons aborder un peu plus loin afin que je puisse retourner sur ce bateau au vu et au su de tous…
Sans répondre, Gilles dégagea l’une des rames, l’appuya sur la coque dorée afin de reprendre du large et laissa la barque glisser doucement dans le courant jusqu’à ce que l’on eût dépassé les deux barges d’escorte, tout aussi silencieuses d’ailleurs que la gondole et encore plus obscures. Puis, reprenant ses rames, il alla toucher terre près du point d’amarrage de l’un des coches d’eau, les fameux « corbeillards » qui transportaient aussi bien la farine que les voyageurs jusqu’à la capitale.
— Attends-moi ici, dit Fersen. Je devrais suffire à trouver ce que nous cherchons. Et puis, il vaut mieux ne pas tenter le diable. Même avec tes cheveux noirs et sous cet accoutrement tu demeures assez reconnaissable.
— Quelle compagnie de gardes est chargée du voyage ?
— Celle des Bourguignons aux ordres du comte de Castellane, Ier Lieutenant4.
— On ne m’y connaît pas. Je t’accompagne. Il faut faire vite et les recherches peuvent être longues.
— Tu penses bien que je ne vais pas les faire tout seul. Les gardes vont m’aider. S’ils ne te connaissent pas, certaines des femmes de la reine te connaissent. Crois-moi, reste ici ! Nous repasserons le fleuve ensemble. J’ai pris logis de l’autre côté de la Seine pas loin de l’endroit où tu m’as trouvé.
Et, sautant sur le quai, le Suédois se mit à courir vers le premier des postes de garde disposés aux abords de la gondole. Gilles amarra son bateau, rentra ses rames et s’étendit au fond, moins pour se reposer car il n’en éprouvait pas le besoin que pour éviter d’être vu. Les appels des coqs se faisaient de plus en plus fréquents et, dans le bourg proche, des lumières s’allumaient ici et là dans les maisons. Chez les militaires, la diane se fit entendre et le camp s’anima bien que la nuit fût toujours aussi obscure.
Les minutes qui coulèrent ensuite parurent au chevalier durer des siècles. L’infernale astuce de Monsieur et de ses séides lui était trop connue pour qu’il ne fût pas inquiet. La machine infernale devait être soigneusement montée et cachée en proportions. Mais, après tout, s’il ne trouvait rien, Fersen possédait suffisamment d’influence sur la reine pour la persuader de débarquer et de poursuivre son voyage en carrosse… en admettant qu’elle ne fût pas déjà au courant de la situation. S’étant ainsi rassuré, Gilles attendit plus calmement le retour de son ami.
Une mince bande plus claire allégeait le ciel vers l’est quand Axel reparut, visiblement joyeux. Il sauta dans la barque et, allongeant une bourrade à son ami :
— Nage ! fit-il. Tout va bien. Le coffre de poudre est à présent au fond de la Seine.
— Le coffre ?…
— Oui. Ce n’était pas un tonneau, trop facile à repérer mais une grosse malle de voyage en cuir, dissimulée parmi les bagages qui encombrent la cale. C’est en déplaçant ces bagages que nous l’avons trouvée sans trop de peine grâce à son bizarre dispositif. La malle était placée contre la paroi du bateau, vers l’avant, à peu près sous l’endroit où se tient la reine quand elle vient regarder les spectacles que lui offrent ses sujets au long des rives du fleuve. Quand nous l’avons bougée, un mince tuyau qui était enfoncé dans ses flancs est tombé à terre. Il était plein de poudre lui aussi et rejoignait, sur le sol, la mèche peinte et dorée qui sortait dans les sculptures de la proue, à portée de main pour quelqu’un qui se trouverait dans une barque… Nous avons tout arraché, tout jeté à l’eau… mais laissé la mèche.
Gilles sourit.
— Tu penses que ce sera peut-être intéressant de voir qui approchera de cette mèche ?… C’est une bonne idée mais, si le filet n’est pas tendu, personne, peut-être, ne s’y risquera puisque le bateau ne s’arrêtera pas…
— Mais le bateau s’arrêtera, ne fût-ce que quelques instants devant les jardins de Sainte-Assise où, très certainement, la maison d’Orléans sera rangée en bataille pour le saluer. Même si l’amour-propre du vieux duc a été égratigné par le refus de la reine de s’arrêter chez son épouse morganatique, il ne peut se dispenser de la saluer. Mme de Montesson d’ailleurs, qui est férue de théâtre, aura certainement préparé un divertissement. À présent, rentrons, chevalier, et séparons-nous. Le bateau sera sans doute devant le château vers midi et j’ai bien l’intention d’y être aussi afin de ne pas manquer le spectacle.