— Nous sommes unis devant Dieu, Anne… et à cela vous ne pouvez rien… pas plus qu’au fait que je l’aime.
— Peut-être… on n’est pas maître de son cœur, je ne le sais que trop. Mais parfois Dieu se trompe et parfois il ne lie les êtres l’un à l’autre que pour leur punition. Cette femme est incapable de t’apporter le bonheur…
— Ce n’est pas à vous d’en juger.. Et, maintenant, je vais vous poser la question, la seule qui m’intéresse vraiment et que de si graves intérêts m’ont empêché de poser jusqu’à présent : qu’avez-vous fait d’elle ?
— D’elle ? Qui donc ?
— Judith, ma femme ! fit-il avec impatience. On m’a dit qu’elle avait cherché refuge chez Madame, à Montreuil, lorsqu’elle s’était enfuie de ma maison, on m’a dit aussi qu’on vous en avait confié la garde ?
— À moi ? Votre femme ? Qui a bien pu vous dire un mensonge aussi éhonté ? Il y a des mois que je n’ai vu celle que l’on appelait Mlle de Latour… et je n’ai jamais vu Mme de Tournemine.
Tournant vivement sur ses talons, elle parut chercher quelque chose autour d’elle, courut dans la pièce voisine et en revint portant un petit crucifix d’ébène et d’ivoire qu’elle lui mit entre les mains.
— Tiens ! Sur cette croix et sur le salut de mon âme, je te jure que je ne t’ai dit que la vérité. Je n’ai jamais rencontré cette femme depuis que tu l’as épousée. Qui a proféré ce mensonge ?
— Le comte de Modène, quand il est venu me voir à la Bastille pour me faire chanter. Il disait même que vous tueriez Judith si je ne remettais pas certains objets destinés à compromettre la reine.
Alors elle éclata :
— Et tu l’as cru ? Ce misérable Levantin, qui traîne dans son sang à moitié grec tous les vices de sa race sans en avoir les grandeurs, ce suppôt de Satan qui fait du prince ce qu’il veut depuis qu’il lui a promis la couronne de France ? Il se vante même d’avoir, au cours d’une nuit d’orage, fait voir le diable à Monsieur ! Je ne suis pas une sainte, tant s’en faut et tu le sais mieux que personne, mais mon sang à moi est pur et je sais encore prier. Modène me hait autant que je l’exècre et nous menons l’un contre l’autre une guerre sourde, impitoyable à qui aura le plus d’empire sur le comte de Provence, une guerre qui ne se terminera peut-être que par la mort de l’un d’entre nous…
D’un geste plein de lassitude, elle se détourna de Gilles, alla vers la cheminée devant laquelle elle s’accroupit, prit le tisonnier et secoua les bûches qui jetèrent des étincelles et flambèrent plus joyeusement. Un instant elle les regarda flamber d’un air absent puis, brusquement, enfouit sa tête dans ses bras et se mit à sangloter tandis que le tisonnier échappé de ses doigts roulait sur le dallage.
Un moment, Gilles la regarda pleurer sans essayer d’intervenir. Il ne savait plus trop que penser de cette femme séduisante et hardie, cynique et sensuelle, à peu près dépourvue de scrupules et qu’il avait cru redoutable et sans le moindre défaut à sa cuirasse d’élégante dépravation. Or, il découvrait qu’elle pouvait faiblir, souffrir, pleurer et se lamenter comme n’importe quelle pauvre fille atteinte du mal d’amour.
Peu à peu, quelque chose s’émut en lui et le poussa vers la forme repliée qui, jusque dans sa prostration, gardait une grâce troublante. La masse blonde des cheveux, simplement nouée d’un large ruban blanc qui donnait à la comtesse l’air d’une jeune fille, avait glissé en un énorme écheveau soyeux découvrant une nuque mince aux frisons légers sur laquelle Gilles posa sa main. La peau en était tiède, soyeuse, et il ne résista pas au plaisir de laisser glisser ses doigts le long du cou penché.
Au contact de cette main, Anne frissonna. Ses sanglots s’apaisèrent graduellement pour faire place à des soupirs. Elle se redressa peu à peu, rejetant la tête en arrière comme si elle cherchait à emprisonner la main si doucement caressante qui découvrit, dans les dentelles de son décolleté, les rondeurs fermes de sa gorge. Elle avait clos les paupières et ses cils tremblaient sur ses joues inondées de larmes ; elles roulaient encore jusqu’à sa bouche entrouverte dont les lèvres frissonnaient, humides et gonflées, attendant d’autres lèvres.
Les doigts de Gilles trouvèrent les agrafes de la robe qui ne firent aucune difficulté pour s’ouvrir. Afin de faire glisser plus commodément le corsage, il mit un genou en terre, dégagea les épaules rondes, les plis délicats des aisselles, les seins drus qui jaillirent joyeusement de leur prison de soie et s’offrirent à ses caresses avec leurs pointes brunes déjà durcies qu’il effleura légèrement, arrachant à la femme renversée sur son genou un frisson qui ressemblait à un râle. Alors seulement il se pencha sur sa bouche qu’il ravagea tandis que sa main poursuivait habilement l’exploration d’un corps qu’elle retrouvait avec plaisir. La belle comtesse n’ayant pas jugé utile d’étrangler d’un corset sa taille mince, aucun autre obstacle que de légères batistes ne s’opposait au cheminement des caresses. Passive, pour la première fois depuis leur première rencontre, elle le laissait faire, haletante, les yeux noyés, attentive seulement à la progression du plaisir.
Dépouillé de ses vêtements qui gisaient dans la cendre, à l’exception des bas de soie bleue retenus au-dessus du genou par des jarretières ornées de diamants, son corps se tendait, s’arquait, appelant son bienheureux anéantissement et Gilles, maîtrisant le furieux désir qui lui tordait le ventre, continuait à jouer de cette chair somptueuse étendue devant lui, dorée par le reflet du feu et qu’il sentait si totalement à sa merci.
Jugeant que le jeu avait assez duré, il allait se relever pour se dépouiller à son tour quand une affreuse odeur de brûlé les redressa tous deux en même temps. Non seulement le poulet, las d’attendre, était en train de se transformer en charbon mais l’un des jupons de la jeune femme, jeté à la diable par la main impatiente de Gilles, commençait à flamber.
Il bondit pour l’éteindre sous ses pieds mais elle le retint, l’en empêcha et, même, se levant d’un souple mouvement de reins, saisit à plein bras sa robe, sa lingerie et jeta le tout dans le feu. Ses bas et ses jarretières endiamantées suivirent le même chemin ainsi que ses mules à haut talons et le ruban qui retenait ses cheveux. Puis, agenouillée devant le feu, elle ôta posément ses bagues, ses bracelets et les offrit à leur tour à la flamme dévorante.
— Je ne veux rien garder de ce que je portais en venant à ce rendez-vous, afin de symboliser la femme nouvelle que je veux être pour toi seul. Je veux venir à toi aussi nue, aussi désarmée qu’au jour de ma naissance parce que tu m’auras fait renaître…
— Aussi désarmée ? murmura-t-il. Jamais tu n’as été mieux armée, démone…
Il la prit sur la pierre chaude de l’âtre… Le temps s’abolit. Après avoir triomphalement conclu son premier assaut, Gilles avait emporté Anne à demi inconsciente jusqu’à l’espèce de divan oriental, couvert de coussins multicolores, qui tenait lieu de lit dans la pièce voisine et occupait l’un des coins d’une gracieuse cheminée de marbre blanc. Elle s’y était laissée ensevelir sans un geste mais à peine avait-elle pris contact avec le soyeux désordre qu’elle avait retrouvé toute sa vitalité. Le jeu d’amour reprit de plus belle avec ses solos raffinés, ses accords parfaits et la plénitude de ses points d’orgue débouchant sur le silence de la bienheureuse lassitude et du sommeil…