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Ce fut la faim qui réveilla Gilles et le jeta, un peu titubant, hors du divan à la recherche des appétissantes nourritures auxquelles il n’avait pas touché et que son subconscient venait de lui rappeler. Dans le simple costume d’un habitant du Paradis terrestre, il passa dans la cuisine, constata que le poulet était réduit à l’état d’un morceau de charbon et que le café était froid mais que le pain, le beurre, le fromage et la corbeille de raisins étaient toujours là. Il se tailla un gros morceau de pain, une part de brie large comme la main qu’il empila dessus et, empoignant une bouteille déjà débouchée, but à la régalade une large rasade.

Ce que faisant, son regard accrocha au passage la grande horloge peinte et sculptée qui occupait l’un des coins de la salle. La petite aiguille dorée approchait de midi et la grande était posée sur le chiffre dix.

— Tonnerre de sort !…, s’écria-t-il. Le bateau !…

Tenant toujours d’une main sa tartine, il se mit à la recherche de ses vêtements qui jonchaient les dalles un peu partout à la manière d’un archipel et, tout en dévorant, commença à se rhabiller.

Il en était à nouer sa cravate lorsque Anne, drapée dans une soierie persane prise sur le divan, s’encadra dans le chambranle de la porte.

— Que fais-tu ? soupira-t-elle en bâillant largement, montrant l’intérieur rose de son palais et ses petites dents blanches bien rangées. Tu veux me quitter déjà ?

— Il le faut. Il va être midi et c’est l’heure à laquelle la reine doit passer devant Sainte-Assise. Je veux y aller…

— Pourquoi donc, grands dieux ? Tu m’as dit toi-même qu’il n’y avait plus rien à craindre.

— Pour voir quelque chose… et pour retrouver un ami auquel j’ai donné rendez-vous.

Il s’assit pour tirer ses bottes. Paresseusement, la jeune femme s’étira… ce qui eut pour résultat de faire glisser jusqu’à ses pieds la soierie mal attachée. Sans s’émouvoir pour autant, elle enjamba le tas de tissu et vint s’asseoir sur les genoux du jeune homme, entoura son cou de ses bras et frotta sa joue contre la sienne.

— C’est fini, n’est-ce pas ? fit-elle tristement. Tu as tenu ta parole et, à présent, tu t’en vas… et tu ne reviendras plus ?… Oh, je ne me plains pas : j’ai été royalement payée… mais j’aurais aimé te garder encore un peu…

Les heures qu’il venait de vivre n’étaient pas de celles qu’un homme peut balayer d’un revers de main. Enveloppant la jeune femme de ses bras, il la serra une seconde contre lui.

— Je ne reviendrai pas dans cette maison, pas ce soir tout au moins. Mais plus tard peut-être… si tu veux bien m’accueillir parfois.

Elle tressaillit de joie et ses yeux s’illuminèrent.

— Vrai ? Tu veux bien me revenir de temps en temps ? Tu m’as pardonné ?

— Tu en doutais ? Ma belle diablesse, tu es bien le plus délicieux repos que puisse goûter un guerrier. Qui n’aurait envie d’y revenir ? À présent, laisse-moi aller sinon je vais arriver à la fumée des cierges…

Elle se leva aussitôt, alla reprendre sa soierie qu’elle noua, cette fois, énergiquement autour de sa poitrine, puis, s’approchant de la cheminée, se mit à tisonner avec énergie le feu éteint, secouant l’amas de tissus brûlés qui l’étouffait sans paraître prendre garde aux petits lingots d’or qui brillaient dans les cendres.

— J’ai envie de te laisser mon manteau, dit Gilles. Tu ne peux tout de même pas te montrer ainsi vêtue à tes domestiques lorsqu’ils viendront te chercher.

Par-dessus son épaule, elle jeta, dédaigneuse :

— Depuis quand un domestique est-il un homme ? Aucun des miens ne se permettrait de juger mon comportement, même s’il me plaisait de me promener nue… Mais, rassure-toi, il y a, dans les armoires de cette maison de quoi m’habiller convenablement. Le roi Louis XV ne laissait pas grand-chose au hasard dans les petites maisons qu’il possédait, à Versailles ou en forêt…

Elle semblait tout entière occupée par la résurrection de son feu mais courut à Gilles quand il fut sur le point de partir.

— Écoute… quand tu voudras me voir, fais déposer un mot à mon hôtel de la rue Madame, un mot, avec ton adresse, au bas duquel tu dessineras un sapin comme celui qui pousse là, devant la maison. Dès le lendemain, tu sauras où me rejoindre. Quant à cette maison, tu pourras y venir autant que tu le voudras : la clef est toujours accrochée à gauche dans le lierre qui grimpe le long de la porte.

— Je me souviendrai…

Il lui jeta un baiser du bout des doigts, sortit en courant et alla détacher son cheval. Il vit alors qu’Anne l’avait suivi et le regardait, pieds nus au seuil de la porte contre laquelle elle s’appuyait. Ses traits étaient un peu crispés et son front barré d’un pli profond, comme si elle se livrait à elle-même quelque combat intérieur. Finalement, comme Gilles faisait volter sa monture pour rejoindre le chemin, elle cria :

— Pour ta femme…, il est possible qu’elle soit cachée au château de Brunoy. C’est le lieu des divertissements secrets et Cromot, le gouverneur, un homme pervers et intéressé, est tout dévoué aux intérêts de son prince qui le paie grassement. Le domaine est une vraie forteresse, mais sert beaucoup quand Monsieur a quelque chose à cacher…

Retenu à la force des poignets au moment de s’élancer, le cheval se cabra. De sa hauteur, Gilles cria :

— Merci !…

Il rendit la main. La bête partit à fond de train.

Les quelques mots que Mme de Balbi venait de prononcer firent plus, pour asseoir la confiance encore bien fragile de Tournemine, que ses larmes et ses mots d’amour de tout à l’heure. Si cette femme exclusive consentait à indiquer une piste pour retrouver Judith cela ne pouvait signifier que deux choses : ou bien elle capitulait sans condition, montrant ainsi qu’elle ne désirait plus intervenir dans les affaires du jeune ménage ou bien elle faisait preuve d’une suprême habileté et d’une suprême philosophie.

Dans la haute société, en effet, il était du dernier ridicule d’être épris de sa femme ou de son mari. Et la belle comtesse pensait peut-être que le meilleur moyen de s’attacher un amant était sans doute de le laisser s’installer dans une conjugalité, finalement sans surprise, qui laisserait à une maîtresse tout son attrait d’exception, d’aventure et pour ainsi dire d’exotisme vivifiant…

Sous le beau soleil de midi de ce jour d’octobre encore estival, le chevalier dévala la route comme une tempête, contourna le village de Seine-Port et déboucha peu après dans les alentours du château de Sainte-Assise, juste à temps pour apercevoir l’arrière doré et le vaste drapeau fleurdelisé, traînant presque dans l’eau, de la gondole royale qui poursuivait son chemin vers Melun. Il trouva là une foule en voie de dispersion et s’aperçut qu’il y régnait une grande confusion.

Ces gens parlaient tous en même temps et, en descendant vers le bord du fleuve, Gilles croisa des groupes de paysans qui s’en retournaient en discutant entre eux d’un événement qui venait apparemment de se produire. Des bribes de phrases arrivaient, portées par des voix habituées au grand air.

— Un grand malheur que ça aurait été !

— Pour sûr ! J’ dis pas que j’ l’aime, elle, mais ces pauvres petiots…

— Fallait en avoir sur le cœur, pas vrai, pour faire une chose pareille ?

— Et dire c’ qu’on a entendu…

— M’en parlez pas ! J’en ai encore les sangs tout retournés…

Que s’était-il donc passé ? S’il n’avait vu le bateau de la reine s’éloigner indemne Gilles aurait échafaudé sur l’heure les pires suppositions : que Fersen n’avait pas tout enlevé, qu’une autre forme d’attentat avait été prévue et Dieu sait quoi !… Se penchant sur l’encolure de son cheval, il arrêta un homme en sabots qui, tout en marchant, pérorait au milieu d’un groupe de femmes, assez semblable sous son bonnet coquettement drapé à un coq dans sa basse-cour.